Shangaïn 4. Les héritiers des dieux

Ricochets

Affalé dans le trône de la salle d'audience, le roi, sous une perruque noire, son sceptre à la main, rendait la justice. Il écoutait les plaidants, puis laissait tomber son jugement. À ses pieds, assis jambes croisées, le Magistrat entérinait les décisions en faisant rouler le cylindre régalien dans d'argile fraîche. Il soufflait sur les dépôts, ses lèvres en cul de poule, puis passait les tablettes à ses sous-fifres qui les alignaient dans une cour adjacente, au soleil. Des apprentis les gardaient en veillant à ce qu'aucun oiseau n'y laissât des traces de pattes pour éviter de confondre les verdicts royaux avec les errances des corneilles à l'affût de rognures. Une fois séchées, les précieuses tablettes étaient transportées dans un local bien aéré. Là, elles pouvaient attendre qu'on vienne les consulter, ou des milliers d'années qu'un académicien les retrouve sous le sable du désert, et les ausculte pour interpréter les décisions de Sa Sublime.

Lorsque la session fut levée, le roi entraîna les membres du conseil dans le jardin.

– J'ai besoin d'air !

Il ordonna que l'on fît servir des rafraîchissements à l'ombre des arbres. Le roi et la reine ouvrirent le chemin, suivis du prince Nunnuthzi et de son épouse Ēl'Îzadda. Um'Mani, Ēl'Môn et Zak al Khali leur emboîtèrent le pas. Les Grands-Prêtres Aga Saĝĝu et Aga Roshan fermèrent la marche.

Les serviteurs déployèrent des nattes à l'ombre des micocouliers. Ils alignèrent des carafes de jus de grenades, des cruches de lait, de vin, des jarres de bières. Des olives et des dattes fourrées au miel furent apportées sur des plateaux de bronze. Des petits poissons grillés et épicés de cumin s'empilaient en une pyramide téméraire. Une tourte aux oiseaux agrémentée d'ail et des pousses de poireaux fut découpée, puis disposée dans des plats de céramique décorés de dessins géométriques.

La rigidité du premier conseil avait été remplacée par une rencontre nonchalante. Le roi ne cacha pas sa curiosité. Il voulait connaître tous les détails du chantier entre Qish et Bab.

Ēl'Môn, en choisissant ses mots, résuma leurs activités. Il surveillait les réactions du prince Nunnuthzi. Si les anciens esclaves de la rébellion avaient tous pu traverser le Tigre, les Bab'ēls ne faisaient pas pour autant confiance aux dirigeants. Ēl'Môn devait zigzaguer entre la méfiance des uns et le mépris des autres. Ce jour-là, pour se présenter au conseil, il avait revêtu une tunique de qualité. On ne le surprendrait plus comme un mendiant parmi les puissants. Il avait refusé de porter des bijoux pour se pavaner, mais il avait fait usage d'un barbier, ses cheveux frisés étaient élégamment coupés, ses ongles impeccables. À son cou, le cylindre de calcaire rose marquait son statut. Mani prit le relais :

– En m'installant à Qish, que Sa Sublime soit remerciée de sa générosité, je vais réaliser un Douze -Bras. Nous creuserons un nouveau lit pour le canal. Plus profond. Nous sommes percutés de l'aurore au crépuscule, mais tout va joyeux-train.

Le roi acquiesçait, des étoiles dans les yeux. Les rebelles étaient désormais accaparés par l'aménagement de leurs terres. La guerre civile semblait évitée.

Ēl'Môn secoua sa bonne tête aux larges oreilles décollées :

– Si nous espérons remplir nos ventres, les champs doivent être inondés avant les semailles.

Il était temps de délivrer sa requête. Il annonça :

– Comme il y a de plus en plus de nouveaux arrivants, si Sa Sublime voulait bien, nous pourrions bénéficier de plus de rations d'orge, pour nourrir tout le monde...

Le prince Nunnuthzi pinça ses lèvres. Subir le baragouinage d'Um'Mani lui demandait des efforts, mais tolérer les revendications des insurgés qui les avaient menacés de mort était au-delà de sa patience.