Blanc comme Neige

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La maîtresse des novices n'avait cessé d'asséner à la reine d'Inive, toutes dents en avant : « L'influence des prêtresses de Shanga ne cesse de croître. Depuis l'esclandre du marchand de bitume, c'est encore pire ! La cour de leur temple ne désemplit pas ! » Devant la face caprine d'Aga Lukur, la reine avait fait semblant d'abonder en son sens. Mais en réalité, elle convoitait cette influence pour elle-même. Elle se rendait régulièrement, incognito, au temple de Shanga, cachée sous un foulard de veuve. Accompagnée de Sisha l'Oracle, elle sortait du palais par la petite porte du jardin, celle qu'empruntaient les ouvriers chargés d'évacuer la vase des canaux. De là, elle disparaissait. Personne ne soupçonnait que Sa Majesté fut ailleurs qu'assise dans son trône.

Ce jour là, les deux femmes déguisées se faufilèrent dans les ruelles du quartier pauvre derrière le palais. Elles traversèrent le Grand Canal. Parmi une foule de dévots, elles caressèrent les flammes en murmurant :

– Ô Shanga, Oma Shanga.

La reine ajouta :

– Ô dieu des montagnes, apporte-moi la prospérité.

Sisha déposa un panier de nourriture sur l'autel des offrandes. Une jeune novice coiffée de chignons guida les invitées de la Grande-Prêtresse jusqu'au sanctuaire.

Assise sur une natte, Téha discutait avec Mani d'une voix enjouée.

– Sa Majesté ! s'écria Mani en reconnaissant la reine.

Il avait bondi sur ses pieds.

– Ah, Um'Mani, j'aurais dû m'en douter que nous nous rencontrerions ici.

– Lorsque je viens à Inive, je rends visite au temple de Shanga.

Téha s'inclina devant la reine :

– Um'Mani a la gentillesse de m'entretenir des avancées de Bab et nous parlons de nos montagnes.

– Tout est si... chaleureux, commenta la reine.

Six coupelles de naphte doraient les murs chaulés d'ocre. Le sol en terre battue, aucun mobilier ni statue. Pas d'autel pour les sacrifices.

– Tout est si... simple, lui accorda Téha.

Tous s'installèrent pour siroter l'infusion qu'apportait une novice. Sisha et Mani s'observèrent à la dérobée. L'intimité de converser avec Sa Majesté, assise sur une natte, leur rappelait la dernière fois qu'ils s'étaient retrouvés ainsi dans la même pièce : lors de l'accouchement de Cendre et l'échange des nouveau-nés.

– Qu'est-ce que c'est ? questionna la reine, curieuse d'en apprendre davantage sur les pratiques des mages étrangères.

Elle désignait le dessin tracé dans le sol.

– L'étoile à six branches dans un cercle, répondit Téha. C'est plus qu'un symbole, c'est la représentation des courants de vie. Le cercle c'est l'unité, le 1. Nous avons le 2 et le 3 avec les deux triangles inversés qui créent ensemble le 6 des six horizons. La forme elle-même est à l'intérieur du temple, un carré, le 4 de la stabilité. Le tout forme le parfait équilibre.

– Les Shangaïn accordent beaucoup d'importance à l'harmonie des six directions, expliqua Mani. Je rêve de bâtir Bab sur ce modèle : six avenues qui couperaient le cercle de la cité.

– Mais à quoi cela peut-il bien servir ? se demanda la reine.

– Lorsque les forces en présence sont équilibrées, tous en bénéficient, dit Téha.

Elle eut un étrange moment de lucidité. Elle, la fille d'Amma du Tigre enseignait la sagesse shangaïn à la reine d'Inive.

– Sa Majesté pourrait honorer les Bab'ēls d'une visite, proposa Mani. Vous avez tenu votre promesse de terres pour les insurgés, ils vous sauront gré.

– Nous pourrions élever un sanctuaire à Shanga, rêva Téha.

– Ou à Nanay, la déesse de la fertilité, renchérit Sisha.

Mani dévisagea les deux femmes : voilà ce qu'il manquait au chaos de Bab, un temple, au centre des six horizons.

La reine contempla leur petite assemblée. Un peuple qui souhaitait la remercier, une foule de fidèles, un temple à bâtir, elle y vit la possibilité d'asseoir son pouvoir. Plus jamais, elle ne se laisserait menacer par une Grande-Prêtresse tyrannique ou des insurgés sanguinaires. Plus jamais, une sauvage ne volerait l'attention d'Anenuth. Elle se hisserait au sommet, un peuple dans son dos, protégée par un dieu ou une déesse. Les yeux plantés sur le dessin dans la terre battue, elle pensa : je serai le point au centre du cercle.

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Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant