Le long des rives de la Grande-Eau, la frontière entre terre et mer oscillait au gré des crues et des marées. Des forêts de mangroves s'étalaient jusqu'à l'horizon, traîtresses, infestées de serpents, de vermines, de moustiques ; le fond vaseux quotidiennement remué par l'eau salée ou l'eau douce.
Personne ne s'y aventurait, à moins de venir y abattre des palétuviers. Moins solides que les chênes ou les pins importés des montagnes, les palétuviers offraient l'avantage d'être plus accessibles. Les bûcherons mouraient de fièvres ou de piqûres d'araignées, de coliques ou des vers solitaires, mais chaque année, il en arrivait d'autres pour remplacer ceux qui étaient tombés, la hache à la main.
Les sabots du cheval laissaient des empreintes dans la boue sèche parmi celles d'ânes et d'hommes. Depuis plus d'une génération, la frange de la forêt bordant le désert ne recevait plus l'eau des marées. Les pluies se raréfiaient. La vase s'était transformée en poussière, les belles feuilles aux verts brillants des palétuviers se recouvraient de gris sale. Les racines perçaient la terre, figées par le manque d'eau, noires, sinistres, mortes. Plus aucun oiseau ne peuplait ces lieux, seules des araignées tissaient leurs toiles.
Zak ralentit l'allure de Shamal. La cabaretière avait eu raison, il suffisait de suivre la piste, ce que Zak fit, en silence, aux aguets. Gavra pâlit à la tension inhabituelle qui régnait dans cette forêt. Le Guépard Cinabre était cerné de présences hostiles.
Des éclats de voix, des cris de chiens leur parvinrent. Les aboiements les auraient guidés tout aussi facilement jusqu'à cette mangrove que les pas des hommes. On les entendait à des lieues à la ronde. Gavra frissonna au souvenir de ses nuits, seule dans la savane en territoire Kâgn.
Elle plonge dans le monde des esprits, elle palpe son lien à Louvain. C'est devenu un tic, une nécessité. Le Guépard Cinabre grogne en sourdine. Gavra perçoit aussi la meute de loups. Malgré leur folle chevauchée, ils se sont encore rapprochés, une présence familière, dangereuse, parallèle à leur route. Comme s'ils convergeaient au même endroit. Son Cobra se dresse, soudain rempli d'animosité, la langue fourchue teste le goût de l'air. Gavra a un sursaut. La Hyène Bleue se trouve dans les environs, ce pisteur Kâgn qui avait embusqué les envoûteuses, puis l'avait attendue tapie dans la nuit alors qu'elle était perchée dans son cèdre.
Cela ne faisait pas de sens, de retrouver la Hyène si loin des rives du Tigre, pourtant les cris des chiens renforçaient la possibilité que les Kâgn soient dans cette mangrove. Gavra fut terrifiée à l'idée que la meute l'attaque. Elle se rappela les mots de Cheyd. Nous ne sommes qu'un vieux et une jeune fille après tout.
Zak arrêta le cheval. Ils épièrent une clairière entre les feuilles tristes des palétuviers où des gens se pressaient. Gavra tentait de saisir ce qu'elle voyait. Quelque chose lui échappait. Un enclos de branchages délimitait un espace dégagé.
Zak scrutait la forêt en marmonnant :
– Nom de Yod ! L'Arène des Mangroves ! La cabaretière avait raison.
– Quoi ?
– Cet individu à la voix grêle, il prend les paris, Gavra !
– J'comprends pas.
– Ils vont mettre deux combattants dans l'arène en gageant sur le vainqueur.
– Tu veux dire ? Louvain ?
– Avec ses guépards ! À Shàr, les hommes faisaient se battre les jars entre eux, ils y dépensaient tous leurs biens.
Gavra l'écoutait en se mordant l'intérieur des joues. Son Louvain dans un tel merdier !
– Mais pourquoi un lieu si perdu ?
– Les combattants n'ont ni dieux ni mères. Ils drainent des gens si louches, qu'aucune cité ne les laisse parier entre leurs murs. Nous sommes devant l'Arène des Mangroves, là où se déroulent les affrontements les plus spectaculaires de toutes les côtes de la Grande-Eau.
Un grand remue-ménage se fit dans la clairière. Un guerrier armé d'une énorme massue était amené dans l'enclos.
– Notre vainqueur ! hurla la voix de fausset. Autant de batailles autant de victoires ! Fracasse-Crâne !
Le combattant souleva sa masse pour saluer la foule qui l'ovationna. De l'autre côté, un mastodonte muni d'une longue lance et d'un bouclier de bois fut poussé de force par un groupe d'individus à la peau sombre.
– Venu des côtes de la Grande-Eau, il n'a perdu aucun combat, aujourd'hui dans l'arène des mangroves, Œil-Vitreux ! Sa réputation l'a précédé, vos paris sont faits !
Les guerriers se firent face. Puis sous les cris de la foule agglutinée le long de la palissade, Œil-Vitreux chargea. Il accéléra, visa le cœur. Au dernier moment, sa cible fit un pas de côté. Vif, malgré sa masse musculaire, Fracasse-Crâne évita la lance et frappa son assaillant déséquilibré. Le crâne vola en éclat. La massue termina sa course, au sol, rouge de sang.
La foule hurla :
– Fracasse-Crâne ! Fracasse-Crâne !
Gavra murmura :
– Ô, Shanga ait pitié de tes enfants !
Le vainqueur leva son arme dégoulinante au ciel. Il poussa un rugissement. Déjà, le maître des paris redistribuait les gains. De sa voix aigrelette, il criailla :
– Un nouveau combattant, une surprise, nous arrive des rives du Tigre, une guerrière, une chasseuse d'hommes ! Ne vous fiez pas à ses tétons, voici : la Kâgn et ses chiens !
L'arène s'ouvrit. La Hyène y fut poussée à la pointe des lances des Pirates.
À son apparition, Gavra s'écria :
– La Hyène Bleue ! C'est une femme !
Lie-de-Vin en mouilla sa toge. Tous les paris étaient sur Fracasse-Crâne. Ils allaient voir ce qu'une guerrière allait lui faire à ce pachyderme. Elle avait l'air frêle face au monstre en face d'elle. À sa suite, une meute pénétra dans l'arène en aboyant. La foule hurla au comble de l'excitation.
Les chiens enragés par les cris se ruèrent sur Fracasse-Crâne. Il eut le temps d'en envoyer deux au sol. L'un occis sous le coup de masse, l'autre gémissant et se tordant dans la poussière. Un troisième lui sauta à la gorge, à deux mains, le guerrier poussa sa massue en travers de ses mâchoires. En quelques enjambées, la Kâgn fut sur Fracasse-Crâne. Elle le transperça d'un coup de pique.
La foule se tut, stupéfaite. Leur héros était au sol. Les chiens enfouissaient leurs museaux dans ses chairs.
Lie-de-Vin criait victoire.
– Le prêtre d'Inive ! murmura Gavra en le reconnaissant.
Elle était tétanisée par la violence de la meute. Sa peur durant les lunes dans la savane remontait le long de ses jambes, de son échine.
Les gains furent redistribués. Lie-de-Vin amassait des sacs pleins. Furieux, les perdants l'insultaient.
Au-dessus du brouhaha Gavra entendit le fausset :
– Du jamais vu à l'arène des mangroves, capturé par les Pirates du désert : le Sauvage aux Guépards !
– Louvain ! gémit Zak.
– Il faut s'approcher ! urgea Gavra.
Elle empoigna sa lance shangaïn, celle qui avait appartenu à Aqil, qui l'avait accompagnée dans tous ses périples sur les terres entre les deux fleuves. Elle partit à la course en se faufilant entre les arbres sans attendre le marchand.
– Ô, Yod ! Je n'ai plus l'âge, maugréa Zak.
Il la suivit en tirant les chevaux derrière lui.
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Shangaïn 4. Les héritiers des dieux
Исторические романыDernier tome! Si vous n'avez pas lu les autres tomes, je conseille de les lire d'abord ! À l'équinoxe d'automne, les recherches pour trouver leurs disparus entraînent les Shangaïn dans les plaines entre le Tigre et l'Euphrate infestées de conflits a...