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Gavra pénétra sous la tente d'Eda. La matriarche du clan du Loup était si affectée par la disparition de Baan et Mowo que Louvain ne la quittait guère. Comme Gavra n'avait pas l'intention de s'éloigner de Louvain, elle avait découvert l'intérieur de la tente d'Eda. Le sol tapissé de fourrures moelleuses était plus confortable qu'aucun autre bivouac d'Hadenne.

Louvain s'endormit. Appuyée sur un coude, Gavra lui caressa la joue, une fine barbe adoucissait sa mâchoire. Depuis qu'elle était devenue femme dans ses bras, elle se demandait pourquoi elle avait été si fâchée contre le monde. Soudain, elle surprit les yeux noirs d'Eda posés sur elle. La matriarche s'était ratatinée un peu plus, son corps frêle ne déformait même pas la fourrure sous laquelle elle dormait.

– J'ai pris ma décision, murmura-t-elle pour Gavra.

Ses mots à peine plus audibles qu'un souffle, transpercèrent Louvain qui gardait les yeux fermés pour profiter de la tendresse de Gavra.

– Je vais faire mes adieux à mon clan. La Mère Première me rappelle à elle. À la fin des fêtes, je partirai pour la montagne.

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Le silence était revenu sur Hadenne. Les amants s'étaient retirés sous leurs tentes, Raji avait regagné sa grotte. Protégé par une fourrure, serré contre Nouz, Diyako ne dormait pas. Les dernières braises de l'Œil de Shanga réchauffaient son visage.

Le fin croissant de lune avait glissé derrière les montagnes. Les étoiles dessinaient leurs immuables constellations. Veillaient-elles sur les hommes ou ignoraient-elles leurs tragédies ?

Nouz ronflait légèrement. Alors que la tribu célébrait la vie, sa fièvre avait chuté. Ses traits s'étaient apaisés. Il s'était endormi auprès du bûcher sacré.

Diyako en remerciait Shanga. Il n'aurait pas supporté de perdre son ami. La solitude l'aurait dévoré. Véra l'avait prévenu, c'était rare de se remettre de la morsure de bêtes enragées. Diyako croyait au miracle qui venait d'avoir lieu. Les dieux avaient eu pitié de lui. Ils lui avaient laissé Nouz.

Une année s'était écoulée. Il avait traversé le voile, il en était revenu, il avait été persécuté par ses visions, ressentant la douleur des siens comme s'il n'avait pas de peau. Raji le poussait à trouver sa propre voie plus qu'il ne le guidait. L'amour de Nouz l'avait transporté jusqu'à se fondre dans la félicité. Il avait contemplé sa nature au-delà de son enveloppe de chair. Il savait que Raji avait raison, les générations futures, les fils de ses fils découvriraient la sagesse enfouie dans chaque pierre, chaque feuille, à chaque neige tombée, car la vérité était toujours là, accessible à qui osait se confronter à elle. Traverser le voile, l'extase dans les bras de Nouz, l'atemporalité de ses visions, tout concordait pour lui enseigner que la joie régissait le monde. Il pouvait regarder la misère et la destruction, ou comme Nouz lui avait répété sans cesse : choisir la lumière.

Mais c'était plus facile de choisir la Joie avec Nouz, vivant à ses côtés.

Soudain, une vision d'enfants, de vieillards, d'hommes et de femmes le percute : tous ont dans leurs traits une ressemblance avec les Shangaïn. Celui-ci a les yeux de Topaze, celui-là, la voix de Cendre, une jeune fille a la solennité de Véra, une autre s'empourpre comme Yorba. Ils ne comptent plus que quatre horizons, mais ils divisent par six, le temps, le cercle. Certains portent la marque des Shangaïn sur leurs étendards, l'étoile et le croissant de lune, d'autres arborent l'étoile à cinq branches des envoûteuses. Les Monts Zagros sont pelés comme le dessus de sa main, mais une part de la sagesse de la tribu a essaimé partout sur la Terre.

Les fortes émotions qui traversent Diyako tirent Nouz de son sommeil. D'une voix embrumée, Nouz murmure :

– Même si les Shangaïn perdent la voie... Toi, reflètes à chacun de tes actes, de tes mots, ton appartenance aux dieux de la forêt, comme moi, je continuerai à célébrer la beauté.

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Sous la tente des Scorpions. Clémence s'est enfin assoupie. Cheyd a veillé sur elle, puis il s'est endormi allongé à ses côtés, une main protectrice posée sur son ventre.

Selma s'est accroupie devant son feu. Elle écoute la nuit. Aider Clémence à mettre un enfant au monde a redonné un sens à sa vie. Ton petit-fils, Aqil. Je te promets que rien ne lui arrivera.

Tibo ne dort pas. Il berce son neveu contre sa poitrine. Un petit Scorpion dont la candeur l'envahit. Le nouveau-né ne connaît pas la séparation, il est ouvert, perméable. Sa lumière rayonne. C'est toute l'innocence de l'univers qui pénètre Tibo, dévale dans ses recoins obscurs, nettoie sa douleur, efface sa peine. Son cœur recroquevillé se dilate. Tibo découvre qu'il y a de la place, une place infinie pour aimer cet être tout neuf, le miracle de la vie.

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Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant