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Assise sur ses talons à l'écart de la caravane des prostituées, Selma mâchouillait un morceau de pain rance. Depuis des jours, elle observait la tente du général et différait le moment de s'attaquer à lui. Elle allait devenir un assassin, Aqil était mort, Tibo perdu... À quoi bon ? Soudain, elle crut apercevoir la stature altière Aqil, son visage barré d'une cicatrice noire. Elle se gifla. La jusquiame lui troublait l'esprit. L'homme s'avança jusqu'à ce que, stupéfaite, elle reconnût Cheyd, un trait tatoué en travers de son sourcil, comme Aqil, comme elle-même depuis qu'elle avait égorgé le cuisinier d'Agaš. Son attention se focalisa sur la femme enceinte au crâne rasé. Elle eut un hoquet :

– Clémence ? Que fais-tu ici ?

La poitrine de Clémence se fendit devant l'état délabré de Selma, la saleté de ses vêtements, l'air hagard, les joues creuses, les pupilles dilatées, le front entaillé de la marque de ceux qui avaient pris la vie. Rebutée par son odeur, incapable d'enlacer sa mère, elle lui annonça :

– On vient chercher Tibo.

Les croûtes de pain à demi rongées au bout de ses bras ballants, Selma s'efforça de comprendre ce que lui disait sa fille. Elle postillonna :

– Tibo ?

Clémence détourna le regard. Elle prit la mesure de la bourgade assiégée. Se pouvait-il que son frère se terrât derrière ces remparts ? Était-ce Nayira qui se jouait d'eux ? Ça ressemblait aux farces de la déesse du vent : les réunir en pleine guerre, au milieu de gens dont ils n'avaient rien à faire.

– Il serait ici.

– À Bîr ? s'étouffa Selma. Et vous, vous sortez d'où ?

– Comment es-tu parvenue jusqu'ici ? lui demanda Jaim.

– Je m'suis fait passer pour une prostituée.

Le visage saisi de tics, les mains secouées de spasmes, Selma baragouina toute seule :

– Tibo à Bîr ! La Grosse Vessie qui parade !

Jaim admira le cran de la petite Shangaïn. Elle avait pris sur elle le coût du sauvetage de Banou et Téha, elle lui avait évité d'alourdir sa propre peine. Elle en payait le prix. Les cités affectaient tous ceux qu'elles touchaient. Il lui expliqua la situation :

– Je m'acquitte de ma dette envers les Exilés. Ils vont venir délivrer Bîr. Ils seront ici d'un jour à l'autre.

L'information se fraya un chemin dans l'entendement de Selma.

– Et j'aime Cendre, ajouta Jaim avec un sourire béat. Je souhaite marcher dans les pas de l'Ibis.

– Cendre ?

La jusquiame troublait son raisonnement. Le lien entre Cendre et Jaim lui échappait, elle n'arrivait pas à comprendre d'où sortaient Clémence et Cheyd, mais Selma saisit deux choses : Tibo vivait derrière ces murs et les Exilés étaient sa meilleure chance de le libérer. Elle jeta le pain rance, farfouilla dans ses guenilles. Sa voix se fit dure :

– Restez là !

Cheyd voulut intervenir, prendre le temps de soupeser les alternatives, mais déjà Selma s'avançait vers la tente du général.

Clémence se mordit les joues. Sa mère allait assassiner un homme de sang-froid.

Depuis des jours, Selma avait observé la routine de Husht. Il mangeait sous sa tente en compagnie du Second. La nourriture était cuisinée par son valet. Celui-ci se levait à l'aube, préparait un gruau, nettoyait les vêtements de son supérieur. Il tentait de maintenir les lieux salubres alors que le campement devenait de plus en plus immonde au fil du siège.

Le général inspectait les environs, monté sur sa jument pour éviter de fouler le sol de ses courtes jambes. Depuis plusieurs jours, le Second se répandait en diarrhées. Selma le repéra à quelques pas de la tente. Pris de frissons, à quatre pattes, il se souillait, le visage dans la poussière. La plupart des miliciens étaient malades. Parmi les prostituées, on parlait de la peste des armées. Selma ignorait la misère de ces gens, ils ne lui étaient rien. Elle dépassa le Second sans lui accorder un regard. D'un geste théâtral, elle pénétra dans la tente du commandement, le pot de poison offert par Gavra serré dans son poing. Le valet remplissait une cruche de bière, debout devant les tréteaux où un ragoût de mouton attendait. Selma souleva ses hardes, elle s'avança, les seins dressés, le portail de vie à découvert, droit sur le serviteur dont les yeux sautèrent hors de leurs cavités. Il balbutia :

– Le général Husht n'est pas là.

– Ça nous laisse du temps, répliqua Selma en se glissant entre la nourriture et l'homme bafouillant.

Elle lui fourra ses mamelons sous le nez. Après une hésitation, le valet la retourna pour la pencher sur la table. Il fourragea sa tunique.

Tout en se trémoussant, Selma versa le poison dans le ragoût du général. Ça rend fou, une dose pour une milice, qu'elle lui avait dit, Gavra. Selma n'avait qu'une seule chance, elle vida le flacon entier. Quand elle sentit le membre excité s'approcher de ses chairs exposées, elle se déprit d'un mouvement sec. Elle éructa face au serviteur :

– Tu te prends pour le général ?

Le valet planta ses ongles dans son bras. Il voulait mener sa besogne à terme. Selma se dégagea. Elle lui postillonna au visage :

– Tu me touches, tu perds ta virilité !

De la bave coulait de la commissure de ses lèvres, ses yeux étaient injectés. Le serviteur blêmit. Il avait entendu parler de la Toquée qui maudissait les hommes et leur volait leur membre. Selma ressortit de la tente comme une furie, puis disparut dans le campement. Le pauvre valet tâta fébrilement son pénis pour s'assurer que la sorcière ne l'avait pas emporté avec elle.

– Cinglée !

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Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant