Nouvelle lune

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Topaze marchait seule dans la forêt, ses pieds nus épousaient le sol. Elle sentait la mousse céder, les feuilles mortes amortissaient son pas, la boue remonta entre ses orteils. Ses narines à l'affût humaient les odeurs : pourriture, champignons, douceur d'une pomme blette tombée dans l'herbe où une abeille affaiblie s'acharnait à en tirer le sucre, écorce de pin, parfum de cèdres, musc animal. Son regard glissait entre les branchages dénudés du sous-bois. Une buse lança un cri perçant, un merle à bec jaune s'envola d'un chêne. Des rayons frappaient par endroit le sol humide de la forêt. La plante de ses pieds jouissait alors de la chaleur. Une flèche encochée, elle avait suivi une biche, mais sa trace se perdait.

Topaze s'arrêta dans une tache de lumière. Elle relâcha la tension de son arc. Elle leva les yeux vers le ciel. Les plumes de hibou dans ses cheveux brillèrent. La canopée dessinait des ombres sur ses paupières closes. Topaze s'allongea. Elle laissa le soleil chauffer son corps, le vent l'appeler vers l'infini. Le tapis d'or sous l'azur l'emplit de calme. La mousse humide recevait son poids. En parfaite harmonie entre Terre et Ciel, Topaze ne pensait à rien, sans désir ni préoccupations. Elle était de retour parmi les siens. Dans les collines qu'elle aimait. Son besoin de vengeance s'effeuillait comme la forêt dans le vent. Les souvenirs de la cité s'évaporaient, pas plus consistants que la rosée, ils lui semblaient déjà loin, appartenir à un autre temps. Elle n'y retournerait jamais. Elle se concentrerait sur l'harmonie de la tribu.

Soudain, son esprit se détacha de son corps. Elle survola la forêt. La peur, la rage, le dégoût l'avaient abandonné. Il restait l'euphorie de voler.

☪︎

Auprès des chevaux qui s'abreuvaient à la rivière, Tibo ne pouvait s'empêcher d'envier Louvain. Il suscitait l'admiration de tous, alors que lui n'avait pas eu le courage de faire face à son dilemme. Il caressa le museau de Simoon. Elle pointa une bouche gourmande en quête de quelques gâteries. Tibo avait le galet d'argile à la main, celui qu'il triturait tout le temps depuis qu'il avait quitté Bîr.

– Elle est belle, n'est-ce pas ?

Tibo tressaillit à la voix de Zak.

– Maître.

– Appelle-moi Zak, s'il te plaît. Je ne suis pas ton ennemi.

– Personne n'a le droit de me parler aujourd'hui.

– Ah. Je n'avais pas saisi. C'était un peu chaotique hier soir, pour suivre tout ce qui se disait.

Zak se fendit d'un sourire désarmant :

– Je t'aurai aussi appris à monter à cheval, si tu l'avais souhaité.

Tibo se détourna de Simoon. Il jeta son galet dans la rivière. Il ne retournerait plus à Bîr. Cette vie était finie. Shamal, intrigué par les attentions que recevait la jument s'approcha.

– Ah, te voilà, mon bon, lui susurra Zak en lui grattant la tête.

Il fit remarquer :

– Je les ai achetés à un marchand qui me les a amenés de l'autre côté de l'Euphrate. Ils vivent dans les steppes qui s'étendent jusqu'à la mer des vents froids. Je n'ai pris le sang de personne pour les acquérir, je les ai échangés contre du bronze.

– Du bronze, vraiment ? ricana Tibo. Comme il t'est simple d'oublier ce que tu souhaites ignorer. D'où vient l'étain pour ton bronze ? Pourquoi crois-tu que les Kâgn chassent les hommes de plus en plus loin, jusque dans nos vallées ? N'est-ce pas pour ce même bronze ? Tes beaux chevaux des steppes, tu les as achetés avec le sang des Creys ou des peuples éradiqués par les rois, leurs prêtres et vous autres, les marchands.

Il ramassa des galets et visa un rocher qui dépassait au centre du courant.

– Toi aussi, tu fais l'impasse sur ce que tu choisis d'ignorer, murmura Zak. Fer a troqué l'étain, j'ai troqué le bronze. Le marchand a troqué les chevaux. Tous l'ont fait de leur plein gré.

– Comme monter Zabalam et Wakané dans les bains, de mon plein gré ? lâcha Tibo en jetant un caillou. Comme demander à Firdaus un nouveau Shangaïn pour tes expériences ? Nous sommes arrivés dans ta maison de notre plein gré ?

Le caillou atteignit le rocher avec un bruit mat. Tibo conclut :

– Je suis banni pour le temps d'une journée, personne ne me parle, je parle à personne. Toi qui ne respectes rien, tu ferais bien de suivre la loi des Shangaïn en territoire shangaïn.

Il partit vers l'orée de la forêt, abandonnant Zak qui ne put s'empêcher d'avoir le dernier mot :

– C'est Louvain qui a offert le cheval de Gavra, grâce à l'or reçu du roi, j'y suis pour rien.

☪︎

– Te voilà plein de certitudes, pour quelqu'un qui doute de lui, constata Nouz.

Comment pourrais-je douter ? pensa Diyako. Les effluves sont là ! Pourtant Raji l'avait averti : le jour où tu n'auras plus de doutes, je me ferai du souci.

Il épongea le front de Nouz et changea de conversation. Personne ne voulait l'entendre.

– Ta fièvre augmente à nouveau.

– Les herbes de Véra ne font plus effet.

– Diyako, déclara Raji. Il est temps d'ouvrir l'espace sacré, de rallumer l'Œil de Shanga, maintenant que les cendres des sollicitations ont été répandues aux six horizons.

– On ne peut pas laisser Nouz dans cet état.

– Tu débuteras la cérémonie sans moi. Je reste auprès de Nouz jusqu'à ce que les fleurs de sommeil fassent effet.

– Je peux rester, moi...

– Non, il est temps que tu prennes ta place. Je veille sur Nouz.

– Mais...

Diyako hésita, puis sur le seuil de la grotte, il demanda:

– Tu crois que je suis prêt ?

– J'aime entendre des doutes dans ta voix, murmura Nouz.

– Va, ne fait pas attendre la tribu, lui dit Raji. Garde un œil sur Topaze et Tibo. Ils sont fragiles. La nuit de Shanga risque de les secouer. Ils vont avoir besoin de l'élan du cœur.

– Alors j'y vais, tout seul ?

– Je te rejoins dès que Nouz s'est endormi.

Quand Diyako eut disparu au bas de la falaise, Raji s'expliqua :

– Ce n'est qu'en prenant sa place que son esprit trouvera la paix. On va le rejoindre dans un moment. Tu recevras la force de toute la tribu pour t'aider à guérir.

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Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant