Chap 4 : pdv du sans-abri

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   Tous les jours, je regardais les gens passer inlassablement devant moi. Petit à petit, je les reconnaissais. À force de les voir passer et repasser dans la gare, j'avais repéré certains visages ou certaines silhouettes. Ils étaient devenus tels des repères pour moi. Grâce à eux, je me sentais moins perdu, moins esseulé.

Il y avait une jolie dame au manteau jaune, un adorable gamin aux baskets orange, une mère avec ses cinq enfants qui avaient toujours l'air de galérer pour garder le troupeau uni.

Il y avait aussi le gars imbu de lui-même qui ne cessait d'être au téléphone. Jamais je ne l'avais vu passer sans être en communication téléphonique. Qui était-il ? Un ministre, un influenceur ou un journaliste ?

Je m'amusais à deviner leurs vies. Cela passait le temps et cela m'aidait à garder le moral.

J'avais aussi remarqué cette adolescente qui ne souriait jamais. Avant, lorsque j'avais un forfait téléphone, j'étais inscrit sur les réseaux sociaux et je suivais cette jeune fille. Une certaine Idgie quelque chose. 

Je l'avais reconnue très facilement. Elle savait tout faire : chanter, jouer de la musique, danser. Un sacré phénomène et pourtant, elle ne semblait pas heureuse ni épanouie.

Elle se dissimulait souvent sous une capuche ou sous un bonnet, mais son visage sérieux et mélancolique, j'aurais pu le reconnaître entre mille.

C'était sa tristesse que j'avais reconnue, pas forcément les traits précis de son visage. Cette peine qu'elle trainait derrière elle tel un fardeau, qui semblait trop lourd à porter, trop encombrant à gérer.

Je la regardais passer en me posant de nombreuses questions :

Tous ces gens, où allaient-ils ? Et d'où venaient-ils ? Pourquoi prenaient-ils le train plutôt que la voiture, le vélo ou la trottinette électrique ? Cette gare était devenu mon terrain de jeu.

Il y avait aussi ce petit couple d'amoureux qui ne se lâchaient jamais la main tout en marchant. Ce grand-père qui amenait ses petits-enfants à l'école et qui semblait ne jamais savoir vers où se diriger.

J'aimais beaucoup la petite dame âgée avec sa canne qui déambulait dans la gare juste pour voir du monde. Elle ne se rendait jamais sur un quai. Elle était juste là pour passer le temps, pour oublier qu'il n'y avait plus personne chez elle. 

Certains jours, elle me déposait un fruit ou quelques biscuits. Je la remerciais de tout mon cœur. Sa générosité était touchante et apaisante.

En fait, elle me ressemblait un peu, à part qu'elle avait une maison et moi pas. Si elle avait envie de compagnie, je l'aurais bien suivie. Je n'aurais jamais craché sur un lit douillet et une bonne soupe maison.

Toutes ces personnes passaient devant nous. Ils avaient des réactions très différentes face à ma présence.

Certains me saluaient ou me donnaient un peu d'argent, d'autres regardaient ailleurs comme pour éluder ma présence. Ils préféraient ne pas voir la misère pour ne pas trop culpabiliser. Il y avait ceux qui se dépêchaient tellement que le reste du monde n'existait pas pour eux. Certains étaient mal à l'aise, culpabilisant d'être dans leurs baskets plutôt que dans les miennes. 

Parfois, un gentil jeune homme en costume allait me chercher un pain au chocolat à la boulangerie et me l'apportait avec un grand sourire. Ce geste me touchait même s'il paraissait insignifiant. Cela voulait dire que je n'étais pas invisible.

Je devinais parfois que certains d'entre eux avaient peur de moi. Que pouvais-je bien leur faire avec le ventre creux et des carences à faire pâlir un médecin ? J'étais faible et las. J'étais seul et vulnérable.

Parfois, lorsque je surprenais un regard apeuré ou suspicieux, je baissais les yeux invariablement vers mon chien Aiko pour ne plus les voir, pour oublier ma misère qui se reflétait dans leurs yeux.

Aiko, lui, me fixait avec bienveillance. Il ne faisait pas attention à mon passé, à mes erreurs ou à mon apparence. J'étais toujours la même personne pour lui.

J'étais son meilleur ami.

Merci Aiko.




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