Chapitre 1

67 11 33
                                    

Un grand changement, Armila... ton véritable destin te rattrape...

Depuis le haut de mon arbre, j'écoutais le vent murmurer à mes oreilles, comme il le faisait parfois. Il était généralement de bon conseil. Depuis toujours, j'avais cette capacité à entendre ces voix que personne d'autre ne semblait pouvoir percevoir. Pourquoi ? Comment ? Je n'en avais aucune idée, mais j'étais certaine qu'il valait mieux garder cette information pour moi. Dans le meilleur des cas, on m'aurait qualifiée de folle du village. Au pire, on m'aurait soupçonnée de magie et une telle accusation aurait sans aucun doute créé de gros problèmes à mes parents. Bien sûr, je me fichais pas mal que nos voisins les méprisent, ils le méritaient mille fois. Mais cela leur aurait donné une nouvelle occasion de me rabaisser, de me mettre au placard. Et peut-être auraient-ils cessé de retenir leurs coups ? Et il y avait Louan, mon petit frère et mon trésor le plus précieux. Je refusais d'être la cause d'un conflit qui aurait fini par l'atteindre.

Dissimuler ses émotions. Cacher ses forces et ses faiblesses. Faire profil bas. Tenir le coup. Voilà comment survivre dans ce monde impitoyable.

Ta vie va changer, et cela va commencer aujourd'hui...

Les murmures continuèrent quelques secondes avant de se perdre définitivement dans la bise printanière. À présent, je pouvais clairement entendre mes parents se disputer derrière nos réserves de foin. Ces joutes verbales entre eux se multipliaient ces derniers temps.

– Nous avons déjà bien assez attendu, faisait la voix lointaine de Jeny. Voilà dix semaines que nous aurions dû recevoir notre rente ! Jamais nous n'avons observé un tel retard... et elle aura bientôt vingt ans. Nous sommes arrivés à l'échéance.

– J'en ai conscience, répondit Fredrik d'un ton embarrassé. Mais le printemps approche, nous aurons besoin d'elle aux champs.

– Nous avons surtout besoin d'argent pour payer nos saisonniers, bien plus compétents que cette bonne à rien. Et il semblerait qu'elle ne puisse plus nous en rapporter. Sauf si nous nous décidons.

– Jeny...

– Je sais ce que tu penses. Mais c'est la meilleure chose à faire. Plus de rente, plus de protection. Nous risquons de gros ennuis avec ces créatures perfides.

– Rien ne le prouve !

– Écoute-moi, Fredrik. Il y a une rumeur... je l'ai entendue hier chez madame Chain.

– Au salon de coiffure ? Voilà un endroit qui n'est pas réputé pour la fiabilité de ses sources !

– C'est pourquoi j'ai attendu avant de te la répéter. Mais j'ai eu une confirmation ce matin en surprenant une conversation entre le palefrenier et le maréchal-ferrant.

– Allons bon ! Et quelle est cette rumeur ?

– Le seigneur Faé du royaume d'Ewaden se serait éteint.

Je sursautais. Nous, pauvres mortels, nous n'entendions pas beaucoup parler de ces créatures supérieures qui nous gouvernaient, excepté lorsque nous évoquions leurs guerres, assez récurrentes dans l'Histoire, où notre espèce constituait le plus gros de leurs armées. Les Faés, immortels doués d'une magie liée à l'un des quatre éléments, étaient connus pour être arrogants et cruels. Mieux valait ne pas les croiser. Leur longue existence était contrebalancée par une natalité quasi nulle, d'où l'utilisation de la race humaine pour alimenter leurs conflits. Seul un assassinat pouvait expliquer le tragique destin du seigneur d'Ewaden, il n'y avait pas d'autres interprétations possibles. Cette rumeur était donc un véritable séisme.

Ici, sur le territoire de Vourl, nous vivions sous le joug des Démons, les maîtres du Feu. Mais personne n'en avait jamais vu. Ils se cachaient dans les montagnes de la chaîne des Vourlines, au sud du royaume, bien loin du village de Lazula et de l'exploitation de mes parents. Seuls quelques dotés, ces humains pourvus de magie, passaient deux fois dans l'an pour prélever les taxes et annoncer d'éventuelles nouvelles lois.

– Ewaden est bien loin d'ici, reprit Fredrik d'une voix tremblante.

– Exact, les terres des Ondins sont à presque une demi-année de chez nous, en voyageant sans artifice. La disparition de ce Faé au moment même où nous cessons d'être payés est une drôle de coïncidence. Prendrais-tu le risque de te retrouver mêlé à la mort d'un seigneur Ondin ?

Mon père ne répondit rien, mais je l'imaginais parfaitement blêmir. Ma mère enfonça le clou :

– Il ne s'agit pas uniquement d'une question de rente. Nous devons protéger Louan. Fais-moi confiance.

Et ils quittèrent leur cachette, passant sous l'arbre où je m'étais réfugiée sans me remarquer. Je n'étais pas complètement stupide, contrairement à ce qu'ils pouvaient penser. J'avais bien compris que cette conversation me concernait. Depuis plus d'un mois, j'avais constaté une agitation croissante chez eux. Ils vérifiaient quotidiennement notre boîte aux lettres, avec de plus en plus de fébrilité. Ils avaient renvoyé une des deux cuisinières ainsi que le jardinier. Ils attendaient de l'argent. Je savais qu'ils en recevaient régulièrement, mais avant ce jour, je n'imaginais pas que je puisse en être la raison. Inutile de poser des questions, les rares fois où je m'y essayais, je ne récoltais que colère et insultes, et parfois un jour ou deux au placard. Au moment où je me redressai pour descendre de mon perchoir, un mouvement en périphérie de mon champ de vision attira mon attention. Ce fut bref, mais limpide : à l'orée de la forêt, une silhouette masculine m'observait. L'homme, enveloppé dans une longue cape noire, avait le visage tourné dans ma direction. À cette distance et avec l'ombre de sa capuche, impossible d'en discerner les traits. Il semblait entouré d'un voile mystérieux et effrayant, mais qui m'envoûta malgré moi. Mon cœur se mit à battre plus vite sans que je puisse en comprendre la raison. Alors que je plissai les yeux pour tenter de percevoir quelques détails, je sentis un liquide chaud perler jusqu'à mes lèvres. Je m'essuyai vivement : du sang. Ces temps-ci, il m'arrivait régulièrement de saigner du nez sans cause apparente. Rien de bien grave, quoiqu'étonnant puisque je n'avais jamais été sujette à ce type d'incident auparavant. Je n'y prêtai pas plus attention que cela et reportai ma vigilance sur la silhouette : elle avait disparu.

Une sensation étrange mefit frissonner, et au fond de moi, je sus que le vent avait raison : mavie était sur le point de basculer.

Elementals - la saga d'Armila (livres 1 et 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant