Chapitre 14

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Rahim avait découvert mon illettrisme. Je n'avais pu garder ce secret plus longtemps. Le frère de Monessa m'avait prêté un épais grimoire en me demandant d'étudier les arcs élémentaires (je n'ai même pas réussi à comprendre de quoi il s'agissait). Évidemment, le lendemain, je n'étais pas plus informée que la veille sur le sujet. Il avait donc tenu à me faire lire le prologue. Et maintenant, tous mes colocataires, Azrel inclus, savaient à quel point j'étais ignorante. J'aurais pu mourir de honte. Pour ne pas céder à l'agressivité, réflexe incontrôlable quand je me sentais oppressée, je m'étais isolée, esquivant jusqu'au dernier entraînement avec Guillem avant son départ. Les toits de la vieille bâtisse biscornue étaient devenus mon havre de paix. J'y avais passé la journée. Mon oncle m'y rejoignit en début de soirée, un livre à la main. Il s'installa à mes côtés et me le tendit.

– C'est une méthode d'enseignement de la lecture selon les règles de langage en vigueur depuis plus d'un siècle.

– Je suis trop vieille pour apprendre, c'est fichu pour moi.

Guillem eut un petit rire, je me raidis un peu plus.

– Armila, tu n'as que dix-neuf ans. Allez, presque vingt. Certes, tu n'es plus une enfant, mais à mes yeux, tu es toute neuve dans ce monde. Tu y arriveras.

– Ce n'est pas juste une question d'âge.

– Parle-moi, Armila. Qu'est-ce qui t'effraie autant ? Pourquoi réagis-tu ainsi ?

– J'ai... des difficultés d'apprentissage. J'ai été renvoyée de l'école après moins d'un trimestre. S'il te plait, ne le répète pas aux autres. Je suis... inadaptée. Je te l'ai déjà dit. Trop étourdie, incapable de rester assise, d'écouter, de mémoriser... L'enseignant a expliqué à mes parents que j'étais idiote. Moi, j'avais plutôt l'impression que mille pensées venaient me parasiter l'esprit. Et l'immobilisme forcé m'a toujours donné la sensation d'être entravée... oppressée. Ce sont des situations qui me stressent énormément. Lorsqu'on m'y contraint trop longtemps, je peux perdre mes nerfs et me montrer... agressive. C'est ce qui a fini par se produire à l'école de Lazula.

– Mais tu n'es plus une petite fille. Tu te connais davantage et tu parviens mieux à te contrôler.

– J'ai mis le feu au manoir à mon arrivée. Quel progrès !

Nouveau rire de mon oncle. Je ne voyais vraiment pas le comique de la situation.

– Bon, je te l'accorde, ta maîtrise des émotions peut encore être améliorée. Cependant, tu venais de subir plusieurs grands chocs. Ceux que tu prenais pour tes parents t'ont vendue à une maison close en t'avouant que tu n'étais pas leur fille. Tu as rencontré deux Faés la même soirée, et l'un d'eux t'a exhorté à fuir en sa compagnie. Tu as retrouvé ta demeure en feu, et le corps inanimé de ton frère. Puis nous avons voyagé dans des conditions rudimentaires pendant plusieurs jours avant d'être attaqués par des dotés et séparés. Tu as fini seule dans une forêt, agressée par une meute de loups, avec pour unique espoir un Démon. Et à peine réveillée, tu apprends de la bouche d'une inconnue que je suis ton oncle, et surtout que tu es une Faée, et pas n'importe laquelle puisque tu es la fille de l'élu d'Ewaden, assassiné par son épouse quelques semaines plus tôt.

– Euh... tu essaies de me remonter le moral là ?

Cette fois, nous rîmes ensemble. J'en fus la première surprise. Mon fichu caractère était comme un torrent impossible à dévier. Mais Guillem y parvenait sans aucune difficulté. Je lui faisais confiance.

– Tu vas me manquer, soupirai-je en retenant un sanglot.

– Je penserai à toi tous les jours. Le Grand Tout a pris mon frère, mais m'a offert une fille formidable.

Je ne sus quoi répondre, de toute façon ma gorge était bien trop serrée. Alors, je me blottis contre son épaule et me laissais bercer par sa présence rassurante. Dire qu'il y avait moins d'un mois, je croyais que les Faés étaient des créatures malfaisantes et dépourvues d'émotions. Je fis part de cette réflexion à Guillem qui ne parut pas vraiment étonné. Nous conversâmes un moment, toujours sur le toit. De temps en temps, il ouvrait le livre pour me montrer quelques lettres et les faire « chanter ». De sa bouche, cela semblait si simple. Fais chanter les lettres, et un nouveau monde s'ouvrira à toi. Je savais d'avance que j'en rêverais cette nuit-là.

Je pleurais. Dans la fraîcheur matinale, les larmes étaient pareilles à un ruisseau gelé sur mes joues transies. Je pleurais, donc, chose suffisamment inhabituelle pour être remarquée. Et ce n'était pas tout : je laissais aussi Monessa me tenir le bras, moi qui détestais les contacts. La petite blonde aux épaisses mèches entortillées était également envahie par le chagrin, ce qui m'irrita légèrement. Guillem était mon oncle. Je pouvais concevoir que le compagnon de sa mère adoptive puisse être perçu comme un membre de sa famille, évidemment, mais j'étais juste frileuse à l'idée de partager mon protecteur avec quelqu'un d'autre. Cependant, je devais avouer que Monessa avait quelque chose d'attachant. Maladroite, maline, excessivement enthousiaste pour tout et pour rien, et toujours prête à s'amuser, elle était mon exact opposé. Je l'admirai autant que je la trouvais agaçante, et notre duo improbable fonctionnait plutôt bien.

Rahim était plus difficile à cerner. Je pensais qu'il ne m'appréciait guère. Néanmoins, la veille, il avait proposé de m'apprendre à lire, sans moquerie aucune dans sa voix. Je n'arrivais pas à savoir ce qui pouvait bien lui passer par la tête, mais j'avais accepté en le remerciant vaguement. Le rouquin ne semblait pas affecté par le départ de mon oncle, et pourtant, à y regarder de plus près, la tension dans ses épaules et cette drôle de moue trahissait des émotions refoulées. Il serrait le bras de sa mère qui, quant à elle, subissait de plein fouet le nouveau départ de son cher et tendre. La maigreur de son visage était accentuée par de profonds cernes et ses mains tremblaient de manière presque imperceptible.

Guillem était parti. Bizarrement, je me rappelais de ces petits détails corporels concernant Vaëlle et ses enfants, mais je ne gardais qu'un souvenir flou de la dernière embrassade de mon oncle et de son départ sur le dos de Jawal. Après un bref passage aux écuries pour caresser les trois juments restantes, j'avais pris le chemin de la carrière d'entraînement par automatisme. Azrel m'y attendait. Bien sûr, il n'était pas venu saluer l'Ondin. Rien d'étonnant. Je le trouvais tranquillement assis sur la planche haute de la barrière, vêtu d'une chemise claire ouverte sur trois boutons et d'un pantalon moulant parfaitement son fessier musclé. Son visage était en partie recouvert de mèches rebelles d'un châtain presque noir qui ne parvenaient pas à cacher ses iris dorés envoûtants. C'était vraiment un très bel homme. Quel dommage qu'il affiche si souvent ce petit air arrogant insupportable !

– Tiens donc, voilà mademoiselle caprice. Tu n'as pas envie de disparaître aujourd'hui ?

– Ferme-la, marmonnai-je.

– Sais-tu qu'hier, tout le monde te cherchait. Te rends-tu compte que tu agis comme une fichue princesse encore en couche-culotte ? Dès que quelque chose te contrarie, tu fuis ou tu mords. C'est lassant.

Je te le promets, tu finiras par me haïr. C'était les mots d'Azrel. Je compris alors que les hostilités avaient redémarré. Je lui adressai une grimace écœurée et me mis en position défensive.

– Où en étions-nous la dernière fois ? lui lançai-je comme un défi.

– Se faire détruire en moins de cinq secondes, tu t'étais montrée très douée. Voyons si nous pouvons monter à dix secondes. Prête ?

– Je suis déjà en train de t'attendre.

Son visage perdit l'espace d'une fraction de seconde son air hautain pour se laisser aller à l'amusement. Malheureusement, cela ne dura pas.

Elementals - la saga d'Armila (livres 1 et 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant