Chapitre 33

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Le petit mieux que j'avais observé chez Azrel après nos ébats ne dura pas. Très vite, il devint blême, tremblant, et après une lutte acharnée, il se mit à vomir tripes et boyaux. Quand il put enfin me parler, ce fut pour m'annoncer qu'il restait une courte heure de voyage. Il n'ajouta rien et je ressentis soudainement le besoin de profiter du paysage.

Je le laissai se reposer dans la cabine et entrepris une petite visite du navire. Les trois matelots esquivaient tout échange de regards. L'idée de les soudoyer pour leur faire faire demi-tour me traversa l'esprit. Azrel aurait des difficultés à s'opposer à mes tentatives de fuite dans cet état. Mais qu'avais-je à leur proposer ? De plus, j'étais préoccupée par le mal qui affaiblissait mon compagnon. Allonger la durée de notre voyage sur ce bateau par un retour en arrière me semblait risqué pour sa santé. Son père ne nous attendrait sûrement pas sur le quai, ce qui me laisserait un peu de temps pour trouver un autre moyen d'échapper aux Démons. Je tentais d'élaborer une stratégie quand mon cœur accéléra brutalement. Un poids immense écrasa ma poitrine et je m'écroulais à terre, les mains serrées contre moi. Avant que je n'aie pu mettre de l'ordre dans mes pensées, je sentis un liquide chaud s'écouler de mes narines. Non, non, non ! Pas maintenant, pas sur ce fichu bateau !

La seule idée qui me vint fut de trouver Azrel. Un bref coup d'œil vers la femme me conforta dans cette solution : elle m'ignorait royalement alors qu'elle n'avait pu rater ma chute ! Trop souffrante pour me relever, je me trainais à quatre pattes. J'avais un mal fou à inspirer, et mes oreilles percevaient de façon lointaine le bruit rauque de mes tentatives infructueuses. Je réalisai que j'avais cessé d'avancer. La bouche grande ouverte, je cherchais l'air qui me manquait tout en regardant la mare de sang qui se formait sur le plancher.

Saute, saute...

Les spectres me délivraient en général de sages paroles, aussi, je crus dans un premier temps avoir mal entendu. La douleur devait certainement me faire délirer. Pourtant, leur appel se renouvela.

Saute, Armila, saute...

À bien y réfléchir, ces murmures étaient différents de ceux que je percevais habituellement. Les mots étaient davantage chantés que clamés. La voix féminine qui parvenait jusqu'à mes oreilles était apaisante et d'une merveilleuse justesse. Je me sentis immédiatement soulagée d'une partie de ma peine, en tout cas suffisamment pour me relever. Je poursuivis donc ma route en titubant, mais le tangage me poussa violemment en direction de la rambarde. Je m'y accrochai avec ce qui me restait de force, la tête au-dessus du vide. Ou plutôt au-dessus du remous de ce bras de mer qui emplissait la faille de la colère. Et je fus subjuguée par ce spectacle. Mon esprit était comme happé par les eaux qu'il surplombait. Le chant, tel un appel impérieux, résonnait dans chaque parcelle de mon corps meurtri. Je devais sauter. Maintenant. Je fis glisser ma robe (ce qu'il en restait) à mes pieds. Sans culotte ni brassière, j'étais à présent entièrement nue. J'ignorais totalement ce que je faisais. Passant outre l'écrasante douleur dans ma poitrine, je me penchai davantage au-dessus de l'eau. Quelque chose sous la surface s'impatientait. J'enjambai donc la barrière et me laissai tomber lourdement dans la mer.

La première sensation fut le choc. Mon dos percuta l'étendue salée à plat, et mes poumons en crachèrent le peu d'air qui leur restait. Puis vint le froid, mordant, mais moins intense que ce que j'aurais pensé. Et enfin la peur. Je ne savais pas nager, et mon corps refusait de lutter. Je coulais donc à pic comme une pierre. Je fus bientôt entourée d'une obscurité aux reflets bleutés, et surtout d'un silence total, si ce n'était ce vague écho étouffé. Je ne parvenais toujours pas à bouger, quand je sentis des mains se poser sur moi pour m'attirer plus en profondeur. Je fermais les yeux.

Elementals - la saga d'Armila (livres 1 et 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant