Chapitre 2

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Du plus loin que je me souvenais, Jeny et Fredrik Pona n'avaient jamais manifesté un quelconque signe d'affection à mon égard. Ils ne me battaient pas. Pourtant, j'avais pu constater en de multiples occasions que l'envie ne leur manquait pas. Mais ils en restaient au stade des moqueries perpétuelles et des punitions classiques. Je ne prétendais pas être l'enfant parfait, et peut-être que je méritais une bonne moitié de ces reproches. Après tout, j'étais illettrée, ce qui faisait de moi une marginale dans ce monde où l'éducation des jeunes filles était en plein développement. Oh, bien sûr, mes parents m'avaient envoyée à l'école Lazula, le village le plus proche. Ils déployaient des trésors d'énergie pour se donner de grands airs, ce qui impliquait mon instruction en bonne et due forme. Mais malheureusement pour eux, et pour moi, cette expérience fut catastrophique. Dissipée, incapable de me concentrer, de mémoriser, ou même de rester immobile, l'enseignant avait rapidement fait savoir à Jeny que j'étais trop stupide pour intégrer sa classe. La conséquence de ce verdict bien vite énoncé ? J'avais été renvoyée.

Je n'avais pas fait d'esclandre quand ma mère m'avait annoncé la nouvelle ni quand mon père avait ajouté que désormais, ma place serait à la ferme. J'étais suffisamment honteuse comme cela. Ils avaient évidemment bien insisté sur mon manque d'intelligence et sur le fait que, par ma faute, les bien-pensants de Lazula parleraient dans leurs dos pour se moquer de leur fille trop idiote pour suivre un cursus scolaire basique. J'avais été punie de huit jours de placard. Pas plus, car l'exploitation de mes parents était en pleine expansion et ils avaient besoin de moi. Une fois, mon père avait évoqué l'idée d'engager un précepteur. Chose qu'il n'a consenti à faire que dix ans plus tard, pour Louan. Je n'avais pas été jalouse : moi aussi je voulais le meilleur pour mon frère, ce « bébé miracle », comme ils l'appelaient. Et à force d'entendre répéter que je n'étais bonne à rien, je m'étais mise à penser qu'il y avait sans doute une part de vérité dans tout ça.

Malgré de gros soucis d'organisation et une mauvaise gestion du temps, mes talents d'ouvrière agricole surpassaient ceux de la parfaite écolière. Vive, agile et endurante, je travaillais bien... et gratuitement. Jeny avait soutenu le contraire en m'affirmant que la nourriture et les vêtements représentaient un coût pour leur foyer. J'avais voulu me rebiffer en rappelant que subvenir aux besoins de son enfant était une obligation parentale : mes parents étaient entrés dans une colère noire. J'étais resté quarante-huit heures au placard (renforcé depuis le jour où Fredrik avait réalisé que je parvenais à m'enfuir en douce).

J'avais compris à la naissance de Louan que Jeny et Fredrik n'avaient jamais souhaité avoir de fille, mais que l'arrivée de ce fils était des plus attendues. Tout chez moi les agaçait : mon manque de sociabilité, mes lacunes culturelles, mes silences qu'ils jugeaient « condescendants », et depuis que mon corps enfantin avait fait place à celui d'une femme, ma mère faisait preuve d'une jalousie non dissimulée. Les saisonniers s'intéressaient désormais bien plus à moi qu'à elle. Je n'y étais pour rien, bien sûr. Je n'étais pas du genre à aguicher les hommes. Mais Jeny vivait la situation comme un affront que je lui faisais, et elle me le faisait payer.

Si j'apprenais trop vite, mes parents me donnaient davantage de taches. S'il me fallait plus de temps, j'étais une incapable. J'ai fugué, une fois. Mais je suis revenue pour Louan. J'avais trop peur qu'il devienne leur bouc émissaire en mon absence. De plus, mon frère ne pouvait pas me remplacer et travailler à l'exploitation. Les pollens provoquaient chez lui des problèmes respiratoires très graves. Quoi qu'il en soit, je ne connaissais rien au monde, comment aurais-je pu m'en sortir ?

Deux ans auparavant, Henriot, le fils du boulanger, avait demandé ma main (j'ignore encore pourquoi, je ne l'avais jamais vraiment fréquenté). J'avaits cru que mes parents seraient ravis de se débarrasser de moi. Mais ils ont refusé catégoriquement et ont incité Henriot à retenter sa chance après mon vingtième anniversaire. L'échéance approchait, mais Henriot avait épousé Dina Fenk à l'automne dernier, la cadette du maréchal-ferrant et chanteuse attitrée lors des fêtes de Lazula. Une parfaite petite bourgeoise souriante, toujours propre sur elle et aux manières parfaites. Tout mon contraire.

Elementals - la saga d'Armila (livres 1 et 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant