L'ombre 2

Tommaso

J’aime la nuit.

Quand le soleil tire sa révérence et que le voile d’obscurité recouvre tous nos vices, alors je commence à vivre. 
Je suis le genre de personne qui ne ressent jamais d’émotion perceptible. Dans ce bas monde, tout me laisse parfaitement indifférent. Ça n'a pas toujours été ainsi, mais plus je grandissais, plus ça devenait récurrent. En journée, je suis un homme tout à fait normal. Je suis ce qu’on pourrait bêtement appelé monsieur tout le monde. Vous allez me croiser dans un restaurant ou dans un supermarché, vous serez impressionné, parce que je suis un homme qui soigne son image, tout en moi est parfaitement millimétré. De ma coiffure impeccable à mes chaussures en cuir italien qui coûtent deux mois de votre salaire. Si vous prenez le temps de me parler, vous tomberez inexorablement sous le charme, parce que je suis le genre d’homme qui maîtrise n'importe quel sujet. Je suis un caméléon qui change de visage en fonction de l’interlocuteur qu'il a en face de lui. 
En face d’une femme, je parlerais d’égalité et du danger du patriarcat. En face d’un homme, je dirais à quel point le féminisme est dangereux, un fléau pour les générations futures. 
D’aucuns me traiteront d’hypocrite, moi, je me trouve prudent. 
Je donne à chacun ce qu’il veut et je m’en porte mieux.

De toute façon, rien n'a d'importance pour moi.
Converser avec les autres n'est qu'une façon de mettre ma couverture sociale en place. Quand tu n'es pas comme les autres, tu es bizarre, alors je cache ma bizarrerie en étant comme ils veulent le temps de quelques conversations. Ce n'est pas cher payé. 
Malgré ma grande intelligence et mon habilité à me fondre dans la masse sociale, je n’existe pas. Je suis une sorte d’hologramme introduit dans ce monde de pécheurs. Je suis un homme adulte qui est souvent démuni comme un enfant parce qu’il ne comprend rien à la structure sociale, à ses  règles et à ses contraintes. Je suis un homme qui a constamment l’impression d’être enchaîné par un sortilège vaudou qui retient son moi intérieur. 
Seule quand arrive la nuit, la voix en moi reprend le dessus. Je laisse libre cours à mes plus bas instincts. 
La nuit, je me sens fort, je me sens libre. 
La nuit, je me sens moi. 
Quand le soleil ne règne plus en maître, je deviens Tommasso Domminguez. Cette identité n'est pas la mienne, à ma naissance j'avais un autre nom. 
Tommaso est celui qui regarde le monde avec un regard tantôt vide tantôt bienveillant. Celui qui ne ressent que du dégoût pour le reste de la société. Tommaso est un sauveur.

– Quelle est donc ma récompense? C'est d'offrir gratuitement l'Évangile que j'annonce, sans user de mon droit de prédicateur de l'Évangile.

Assis au fond de l’église, je regarde le prêtre en soutane qui prêche à quelques fidèles qui se sont réunis la nuit, la plupart sont des vieillards. Il y a à peine 7 personnes. Les gens s'intéressent de moins en moins à la religion. Cette constatation me fend le cœur. Quelle triste société.

– J’aimerais vous poser une question, reprend le prédicateur, pourquoi êtes-vous là ? Pourquoi êtes-vous dans ce monde ? Je suis soudaint absorbé par mes pensées, ce qui m’empêche d’entendre le reste de sa phrase.

Je me suis longtemps posé cette question, à l’intérieur de ma chambre dans la maison de mes parents, couché sur le dos, je regardais le plafond en me demandant ce que je fais là ? 
Qui suis-je vraiment, quel est mon but? Le prêtre de ma ville avait l’habitude de dire que tout le monde a une mission sur terre, un truc particulier qu’il doit accomplir avant de partir rejoindre le créateur. Certaines personnes trouvent leur but et ils l’accomplissent. D’autres n’arrivent jamais à le trouver, et il y à ceux qui le trouvent et s’obstinent à ne pas l’accomplir. Ceux-là sont condamnés à une vie de misère et de dépression. Une fois morts, ils seront damnés à jamais. 
Au tout début de mon existence, je faisais partie de la première catégorie. Mais maintenant, j’ai trouvé mon but et je ne compte pas rejoindre la troisième catégorie.