Parfois, on croit qu'on peut devenir quelqu'un, qu'accomplir des choses, essayer de faire les choses, vivre ses rêves fera de nous quelqu'un. Quelqu'un de bien, de singulier. On est heureux de se sentir aimé et accepté. Et puis d'autres fois, on se rend compte qu'on est rien. Rien sur Terre, rien pour les autres. Pauvre, riche, meurtrier, gentil, fou... peu importe ce que nous sommes. Nous venons tous du ventre de notre mère et mourrons tous, pour finir par être oubliés. Tous, sans exception.
C'était l'une des raisons pour lesquelles Bill essayait toujours de se mettre à la place de ses patients. Il ne valait pas mieux, loin de là. Aider les autres ne le ferait pas survivre le jour où sa mort serait venue. Il était comme eux, comme tout le monde : un pion.
Un véritable boulet de canon fit violemment éclater la bulle de ses pensées, à tel point qu'il en eut le souffle coupé. Bill baissa les yeux vers l'enfant qui venait littéralement de lui sauter dessus sans aucun ménagement et fit aussitôt face au sourire de Léo. Il ne l'avait même pas entendu mais le gamin avait crié son nom dans toute la salle et à présent tout le monde les regardait.
« Salut petit monstre. » ; lui souffla-t-il après un moment. Léo avait le sourire aujourd'hui. C'était peut-être le bon moment pour lui parler. Il appréhendait beaucoup mais après tout, il s'était battu pour ça et il fallait le faire. « T'as bien dormi ? »
Léo haussa distraitement les épaules et remua ses pieds sans trop se soucier de lui en donner des coups. Il était juste débordant d'énergie.
Bill ne fit pas de commentaire, il avait parfois besoin d'évacuer son énergie et il préférait l'y aider plutôt que l'en empêcher.
« Tu veux aller dehors ? » ; lui demanda-t-il, espérant y trouver là une occasion d'être assez tranquille pour lui parler. Il ne pouvait pas se permettre d'en discuter dans une salle remplie de monde.
« D'accord. »
Il sauta de ses genoux, alors Bill se leva et le suivit en prenant tout de même le temps d'informer l'autre infirmier qu'il partait. Ils quittèrent rapidement la salle commune et, au loin, il vit Gabriel lever un pouce au détour d'un couloir, lui signifiant que tout était ok. Il avait clairement demandé à ce qu'on surveille Tom afin d'être sûr qu'il ne recommence pas à se faire vomir. Ils devaient alors se relayer et même si c'était difficile à gérer par manque de personnel, il n'était pas question qu'il arrête ça. Tom finirait bien par comprendre.
Bill et Léo descendirent afin de retrouver le parc, et le médecin le surveilla en le voyant aussitôt courir et gigoter dans tous les sens. Il décida de le laisser se dépenser, filant simplement s'asseoir sur l'un des bancs en pierre entouré par de jolis rosiers commençant tout juste à fleurir. Léo tourna autour du banc en courant, attrapant des pâquerettes dans la pelouse qu'il s'amusait à déchiqueter et jeter sans aucune délicatesse. Après de longues minutes, il se stoppa brusquement et se planta devant lui sans que Bill ne s'y attende.
« Dis-moi pourquoi maman ne m'aime pas ? »
Pris au dépourvu, Bill le regarda avec une surprise non dissimulée et surtout, l'incertitude.
« Mais qu'est-ce que tu dis ? Bien sûr qu'elle t'aime. »
« Non. » ; Bill fronça les sourcils, se demandant pourquoi il se posait soudain la question alors qu'il lui avait dit qu'elle ne lui manquait pas. Lui avait-il menti ?
« Elle ne t'aime peut-être pas de la bonne façon, mais elle t'aime. » ; l'enfant secoua la tête.
« Je suis bizarre et méchant. Elle me déteste. » ; Bill savait parfaitement que c'était faux. Malgré sa façon de fuir la maladie de Léo, il était sûr que cette femme aimait son enfant. Seulement comment le lui expliquer ? «Elle sera mieux sans moi. »
« Quoi ?! » ; durant quelques secondes, Bill eut peur de ce qu'il voulait dire.
« Si je reste ici, elle aura plus besoin de s'occuper de moi. » ; comment est-ce qu'un gamin de cinq ans pouvait-il penser de cette façon ? Bill soupira et tendit ses mains vers lui.
« Léo, tu ne vas pas rester ici... » ; l'enfant le regarda avec la même pointe de colère qu'il avait chaque fois que Bill lui parlait de sa sortie.
« Tu veux encore m'abandonner ! »
« Non. » ; Léo s'agita sous l'emprise de ses doigts essayant d'attraper ses bras. « Hey, Léo, écoute-moi. » ; l'appela-t-il doucement. « J'ai trouvé une solution, mais tu as le droit de dire oui ou non. »
« Je veux pas ! » ; s'exclama le gamin en se débattant.
« Même si on se voit tout le temps ? »
À cette annonce, Léo se stoppa. Il leva ses grands yeux vers lui et Bill se sentit à nouveau déstabilisé.
« Tout le temps ? »
« Et bien... autant que possible, en tout cas. » ; souffla-t-il sans vouloir lui donner de faux espoirs. « Viens, je vais t'expliquer. » ; lui demanda-t-il en tapotant la place à ses côtés. Léo s'exécuta. « Tu sais, moi aussi j'ai une maman. Comme toi. Comme tout le monde. »
« Elle est gentille ? »
« Oui... elle est incroyable. » ; souffla le blond en baissant le regard vers les pieds du petit qui ne cessaient de se balancer. « Et je me disais que tu pourrais y aller... avec elle. »
« Avec ta maman ? » ; Bill acquiesça alors que le gamin le fixait avec de grands yeux curieux. « Et toi ? »
Le médecin tenta de sourire. De lui adresser son sourire le plus rassurant. Il ne savait tellement pas comment lui exposer la situation.
« Non. Je ne vis plus là-bas, mais je suis pas très loin. Tu pourrais aller là-bas, avec mes parents et mes petites soeurs, et je viendrais très souvent te voir et je pourrais même t'apprendre à faire du vélo dans le jardin. »
« Pourquoi j'ai pas le droit d'aller à ta maison ? »
« Parce qu'il faut une autorisation et que je suis jamais chez moi. Je travaille beaucoup, tu le sais, non ? » ; Léo acquiesça brièvement, semblant penser à l'idée.
« C'est qui tes soeurs ? »
« Louise et Zoé ! Louise a dix-huit ans, mais Zoé n'a que sept ans alors tu pourras jouer avec elle. Je suis sûr qu'elles vont t'adorer ! On fait des concours de balançoire, parfois, tu pourrais le faire avec nous. » ; cette fois, les yeux de Léo brillèrent.
« Une balançoire ? » ; l'androgyne hocha la tête en souriant. « Dans ta maison ? »
« Dans le jardin, oui ! » ; il sut à la mine qu'il faisait qu'il tenait là un bon fil et décida de continuer sur sa lancée. « Il y a un grand jardin avec pleins de fleurs et de couleurs, une terrasse, on mange souvent dehors et il y a des vélos, un toboggan... il y a pleins de jouets. Et puis tu hériteras sûrement de ma chambre. »
L'enfant ouvrit des yeux encore plus grands si c'était possible.
« Ta chambre à toi ? »
« Oui ! C'est là où j'ai grandi, où j'ai tout appris. » ; il passa machinalement une main dans les cheveux du petit. « Je sais que c'est perturbant, mais c'est ma famille, tu seras en sécurité et on se verra, je ne peux pas faire mieux... » ; Léo ne répondit pas tout de suite, mais accepta le contact et se faufila contre lui. « Tu as le temps d'y penser, tu dois d'abord accepter de les voir. Et si tu es d'accord, on ne peut jamais oublier que c'est juste une famille d'accueil et que tes parents peuvent te reprendre. Mais bon, le juge est le seul à décider de ça et aucun des deux n'est prêt alors... »
« Je veux pas retourner avec eux. » ; Bill posa ses lèvres contre son front après l'avoir laissé grimper sur ses genoux. Lui non plus. Mais il ne le dirait pas.
« Tu n'iras pas pour le moment, t'en fais pas. » ; Léo cacha son visage contre son torse. Bill était toujours surpris par sa demande de câlins. En vérité, il avait toujours connu des enfants autistes refusant le contact durant ses stages, Léo était totalement différent et c'était pour cette raison qu'il était régulièrement à deux doigts d'oublier qu'il était malade.
« Tu viendras me dire bonne nuit comme ici ? » ; lui demanda faiblement l'enfant.
« Quand je pourrais, bien sûr, mais je ne pourrais pas tous les jours, tu le sais bien. Si je suis ici, je ne peux pas être avec toi. » ; le gamin râla contre lui. « Je ferais de mon mieux, je te le promets. » ; c'était très bizarre d'être aussi proche d'un autre enfant que sa soeur. Il n'avait connu que Zoé et n'aurait jamais pensé s'attacher autant à un autre gamin. « Alors tu veux bien essayer... ? »
À son plus grand soulagement, Léo hocha la tête contre lui. Il ne le regarda pas, mais Bill comprenait totalement que cette situation le perturbe et lui fasse peur. C'était normal et c'était à eux de le rassurer au maximum.
« Tu resteras avec moi ? »
« Oui, je serais là pour chaque visite. » ; Domino apparut soudain et sauta habilement sur le banc. Plus les semaines passaient et plus il grandissait. Léo s'occupait toujours de lui et jouait régulièrement avec lui dans le parc, et le chaton semblait parfaitement le reconnaître chaque fois qu'il apparaissait.
Léo attrapa l'animal pour le faire glisser sur ses genoux et grattouiller sa tête. Sa douceur avec lui était belle à voir. C'était une raison pour laquelle Bill ne regrettait pas de s'être battu pour que l'hôpital adopte Domino. Parfois, si les patients ne communiquaient pas avec les humains, ils le faisaient avec les animaux. Ça aidait plus qu'on ne l'imaginait et c'était une bonne chose. Personne ne semblait ennuyé par sa présence et heureusement, il n'y avait eu aucun incident. Une chose que Bill avait craint.
À présent, il espérait de tout coeur que ce qui fonctionne soit la rencontre avec ses propres parents. Il était sûr qu'ils allaient l'adorer, mais et Léo ?
**
Plus le temps passait, et plus les réunions du personnel se calmaient, au grand soulagement du médecin. Si ça avait été plutôt chaotique au début, il était aujourd'hui écouté et bien plus respecté. Le soutien d'Ana et de Gabriel avait beaucoup aidé, puis d'autres infirmiers, dont Alex, avec qui Gabriel s'entendait très bien. Les choses se passaient de mieux en mieux et ça aidait bien plus que se chamailler.
« Par rapport au mois dernier, elle mange deux fois plus, mais ça reste trop peu. »
« Nous ne pouvons pas la forcer à augmenter tant qu'elle accepte d'elle-même. » ; toutes les têtes se tournèrent vers Bill qui jetait un oeil au "programme". Chaque patient possédant des troubles alimentaires avait un menu calculé spécifiquement et la personne qui récupérait les plateaux devait noter ce qu'il avait mangé. Chaque jour, et pour chaque repas. De cette façon, ils pouvaient constater l'évolution et augmenter ou baisser les quantités selon le résultat. Bill veillait à ce que personne ne puisse faire d'excès. Il préférait une progression lente plutôt que des complications. Comme Tom, d'autres personnes n'avaient pas peur de se faire vomir et il voulait limiter cette situation au maximum. Le seul problème, c'était que ça demandait beaucoup d'organisation et d'attention, alors ils devaient faire des roulements et tout noter correctement afin de ne pas se planter, surtout lui, puisqu'il était celui qui donnait l'ordre.
« Ok, alors on ne change rien pour l'instant ? »
« Non. Attendons une semaine de plus, je préfère qu'on la laisse trouver son rythme. De toute façon, si elle réclame, vous m'en parlez aussitôt ok ? »
Tout le monde confirma. Ils discutèrent encore un peu à propos de ça, puis passèrent à d'autres patients. Ils étudiaient les choses au cas par cas à chaque fois, c'était important. Toute évolution, régression, problème ou quoique ce soit d'autre était évoqué et ils cherchaient une solution pour tout. Que ce soit troubles alimentaires, comportementaux, crises, violence, paroles inquiétantes, tout y passait.
Le cas de Jazzy passa. Après un interrogatoire avec la police, l'adolescente avait évidemment été perturbée, forcée de parler et de se remémorer son calvaire. Elle faisait des cauchemars et de sacrées crises d'angoisse, ce qui était normal, et Bill était celui qui avait la lourde tâche de lui faire extérioriser ces émotions douloureuses tout en la rassurant. C'était un vrai travail de thérapie. Long et délicat. Jazzy n'oublierait jamais, c'était certain. Sa mission, c'était de la faire aller au mieux, éviter les idées noires, l'autodestruction et surtout de tout garder en elle. Dans un sens, ça lui semblait ironique de vouloir faire parler quelqu'un de choses aussi intimes et difficiles, puisqu'il ne voudrait jamais à sa place, mais il n'avait pas d'autre choix pour tenter de la faire passer au dessus de son traumatisme.
« Bon, et Tom ? » ; tiens, Tom ! Depuis que les choses bougeaient, ils passaient bien plus de temps à discuter de lui que quand il ne réagissait pas et qu'il n'y avait jamais rien de nouveau à essayer de gérer. « Je crois que c'est inutile de dire qu'il a une dent contre toi maintenant. »
Bill eut un sourire sans joie. Pour chaque repas, il s'assurait lui-même de le faire manger, et Tom obéissait malgré lui sans jamais faire l'effort de vouloir manger lui-même. Bill devait tenir les couverts et lui demander d'ouvrir la bouche pour chaque bouchée, et le dreadé ne le regardait même plus. Jamais. Ça le faisait beaucoup cogiter et dans un sens, ça le blessait. Mais peu importe. Tom pouvait bien le détester, il ne changerait pas d'avis. Il devait le remettre sur pied, coûte que coûte.
« Il s'est complètement renfermé, c'est hallucinant. »
« J'pense qu'il a vécu ça comme une trahison, même si ça a l'air bizarre. » ; ce terme, aussi fort soit-il, n'était pas totalement faux. Bill savait qu'il avait brisé le peu de confiance qu'il avait réussi à instaurer avec le dreadé, mais comment pourrait-il l'aider s'il mourrait ? Son état de santé était l'urgence, quitte à ce que ça remette en jeu ses efforts. Quand Tom irait mieux physiquement ou qu'au moins il s'éloignerait de la mort certaine qui l'attendait à force de détruire son corps, alors il aurait tout le temps de s'intéresser au reste.
« Mais ça va lui passer, c'est obligé. Il n'peut pas s'être ouvert pour t'en vouloir à mort ensuite, j'y crois pas. » ; Bill tourna la tête vers Gabriel qui venait de parler. Il n'avait toujours rien dit à propos de Tom qui lui avait parlé. Égoïstement, il avait envie de garder ça juste pour lui, en tout cas autant que possible. Malgré tous ces problèmes, ça restait quelque chose d'énorme.
« Je doute que ça lui passe comme ça. C'est dur d'être forcé. À partir du moment où manger est ta hantise, même te forcer toi-même à faire des efforts est déjà une épreuve. J'pense qu'être forcé est une espèce d'humiliation et ça me plaît pas, mais si je le laisse faire il va se tuer. »
« Non mais t'as raison, on peut pas le laisser s'enfoncer. »
« C'que je comprends pas c'est pourquoi il fait ça. Il le faisait pas avant que j'arrive alors merde, qu'est-ce qui cloche ?! »
« C'est pas toi, si c'est ce que tu crois. » ; tout le monde approuva et malgré ça Bill pensait toujours le contraire.
« Il était comme un légume, je sais pas si tu te rends compte. »
« C'est clair, personne n'aurait cru qu'il réagirait un jour ! Je n'sais pas ce que tu lui as fait mais ça a marché. »
« Ouais enfin je l'ai plutôt fait réagir dans le mauvais sens. » ; marmonna-t-il avec un soupir. D'ailleurs, ça n'avait pas l'air totalement con. En ne réagissant plus à rien, il s'était enfermé dans une bulle, et en faisant éclater cette bulle, Bill avait peut-être libéré ses démons. Il avait pu réussir à y échapper durant toutes ces années, comme si son corps avait été là mais son esprit ailleurs, comme s'il avait éteint ses émotions. C'était carrément possible ! Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant ?
**
Un soir, quelques jours plus tard, Bill termina sa journée en même temps qu'Ana et en profita pour lui proposer un verre et ainsi, discuter. Même s'ils s'entendaient plutôt bien, il y avait toujours quelque chose de bizarre et il voulait que ça cesse. Ils s'arrêtèrent donc dans un petit bar, dans le même quartier que l'hôpital. Bill l'invita à aller s'asseoir pendant qu'il commandait au comptoir. La journée avait été longue et éprouvante. Bill était crevé, mais content de pouvoir se détendre en discutant avec quelqu'un.
Une fois leurs deux verres commandés, il paya et les attrapa afin de les apporter à table. Ana sourit lorsqu'il vint se poser sur la banquette, se décalant pour lui laisser la place.
« Merci. » ; souffla-t-elle en enroulant ses doigts autour du cocktail qu'il poussa vers elle.
« Mieux que le café de l'hôpital hein ? » ; Ana fit la grimace. Le café là-bas avait un goût de chaussette, mais ça ne les empêchait pas d'en boire des litres par jour.
« Tout est meilleur que cette connerie. Je me demande encore comment on fait pour l'avaler. » ; Bill sourit et fit distraitement tourner la paille dans son verre. Vu les vertiges qu'il avait encore, il avait préféré ne prendre qu'un coca.
« Ça nous fait tenir la journée. »
« Ouais, heureusement ! Je suis morte tous les soirs, je me demande toujours comment je peux avoir la motivation de me lever le matin. » ; souvent, Bill y pensait aussi. Le soir, c'était terrible, mais en se réveillant il se souvenait qu'il ne pouvait pas les abandonner et ça suffisait à le motiver.
« Tu te dis que toi au moins, t'en sors le soir ? »
Ana leva des yeux curieux vers lui. C'était pas faux. Ils avaient la chance de ne pas y être enfermés et de pouvoir aider ces gens. Et de toute façon, ni l'un ni l'autre ne regrettait le temps qu'ils y passaient. Ils discutèrent un peu du boulot, comme toujours, puis passèrent au quotidien, parlant de choses et d'autres. S'il y avait une chose que Bill ne comprenait pas, c'était comment ils pouvaient s'entendre et pourtant garder une certaine distance. Ana était celle qui gardait cette distance, se renfermant parfois sans qu'il ne sache pourquoi. Comme aujourd'hui, comme à chaque fois, elle lui parlait normalement et puis se laissait engloutir par une espèce de gêne.
« Je peux te poser une question ? » ; lui demanda-t-il après un moment. Ana haussa les sourcils, l'air anxieuse.
« Oui ? »
« Tu te souviens de cette fois où on a parlé, n'est-ce pas ? » ; la jeune femme hésita, en ayant un souvenir très clair mais n'étant pas certaine de vouloir en parler. « Parce que depuis ce jour-là j'ai l'impression que quelque chose a changé et je me demandais si c'était ma faute. »
« Quoi ? Non ! Non, pas du tout ! Pourquoi tu penses ça ? »
« Je sais pas... je peux comprendre que tu te sentes un peu mal à l'aise d'avoir dû me parler de ta vie personnelle, mais à ce point ? »
« Je ne... non, c'est pas toi. C'est juste moi. »
« Mais pourquoi ? » ; mal à l'aise, Ana baissa les yeux et Bill vit clairement ses joues prendre un peu plus de couleurs. « Tu as dit des choses que tu ne voulais pas dire et tu regrettes ? »
« Hum... plus ou moins. » ; bredouilla-t-elle. « C'est pas contre toi, je sais que tu es quelqu'un de confiance, mais tu es tellement... on ne sait pas grand chose sur toi, au final, et je me sentais idiote de craquer devant toi. »
« Tu n'as pas de raison, pourtant... tu en sais des choses sur moi ! »
« Je sais comment tu es au boulot, pas en vrai. Et puis tu es mon boss. »
« Et alors ? » ; la jeune femme haussa les épaules, avalant une longue gorgée de son cocktail pour se redonner une certaine contenance. « Je suis le premier con à me laisser embobiner alors tu n'as pas de quoi te sentir idiote, et le fait que je sois ton boss n'est pas censé compter plus que ça. »
« Je sais, mais c'était tellement différent avant. »
« C'était avant. Je suis juste un gars comme les autres, on a quasiment le même âge et c'est pas un diplôme qui doit changer quelque chose. » ; Ana lui adressa un petit sourire, semblant un peu gênée.
« Tu n'es pas un gars comme les autres. Ce que tu fais pour Léo... »
« C'est égoïste. »
« Non ! » ; s'exclama vivement l'infirmière. « Ok, t'as carrément dépassé les bornes par rapport à ton contrat, mais c'est pour la bonne cause. Tu te bats pour lui alors que ses propres parents ne le font pas. »
« Je t'avais dit que je le laisserais jamais finir en foyer. »
« Je sais, mais je t'aurais jamais cru capable de risquer ton boulot pour lui. » ; dit comme ça, ça avait l'air extrême. Bill devait quand même s'estimer chanceux d'avoir réussi à le garder.
« Ouais... » ; honnêtement, lui-même se désespérait de ne pas savoir se contrôler. Normalement, il aurait dû essayer de faire rencontrer des familles à Léo jusqu'à ce que ça marche. Et même, on ne laissait pas forcément le choix aux enfants de choisir, ça n'avait rien d'obligatoire, mais le forcer ? Il n'aurait jamais pu.
« Si Marta avait encore été là elle aurait hurlé au scandale mon dieu. » ; ils se regardèrent en se souvenant de la femme qui, mis à part sa maltraitance, avait toujours été exaspérée par les excès du médecin. Chacun haussa les sourcils en imaginant la réaction qu'elle aurait eu en apprenant ce que Bill avait fait, puis ils éclatèrent de rire en même temps. C'était sûr et certain, elle aurait tapé un véritable scandale.
« C'est obligé, elle me détestait tellement. »
« J'avoue qu'elle a pas été tendre avec toi, mais je pense que c'est parce que tu as fait bouger les choses et qu'elle a pas apprécié. »
« Qui est-ce qu'elle appréciait de toute façon ? »
Ana eut un sourire amusé. Personne, probablement.
« Elle a toujours été comme ça, en tout cas depuis que je bosse là-bas. »
« Je devrais peut-être avoir peur qu'elle vienne se venger de l'avoir fait virer. Elle pourrait me tuer dans mon sommeil. » ; Ana se mit à nouveau à rire. Peut-être, en effet, qu'il devrait se méfier.
Ils continuèrent de plaisanter à propos de ça malgré le sujet grave. D'abord, Bill n'était pas fier d'être responsable de son renvoi, et surtout elle avait fait beaucoup de mal aux patients. Heureusement, tout était terminé à présent et son équipe était une très bonne équipe.
Une bonne heure passa en tout. Une heure à discuter de tout et n'importe quoi. Il espérait en tout cas qu'Ana ne ressentirait plus cette espèce de gêne avec lui.
« Bon, et toi alors ? Qu'est-ce qui t'arrive ? » ; lui demanda la jeune femme. Bill l'interrogea du regard, confus. « J'irais pas jusqu'à dire que t'as une sale tête mais... » ; cette fois, le blond éclata de rire.
« Merci, mais je te permets pas ! » ; elle eut elle aussi un petit rire, mais eut tout de même l'air inquiète.
« Non mais sérieusement... t'es pas en forme, ça se voit, et ça commence à durer. »
« C'est rien, je suis juste crevé. »
« En même temps... tu déboules même quand tu bosses pas, faut dormir de temps en temps tu sais ! » ; Bill leva les yeux au ciel. Il dormait ! Il tombait souvent comme une masse, mais pas pour très longtemps.
« Dormir change pas grand chose, en fait. »
« Tu n'es pas tombé malade au moins ? » ; l'androgyne haussa les épaules, ennuyé de cette situation.
« Mais non, et puis ça va vite passer ! »
Ana lui répondit par un "mouais" peu convaincu et le médecin s'empressa de changer de sujet. Dans tous les cas, il y avait intérêt à ce que ça cesse et très vite.
**
Dorénavant, un plateau lui était déposé entre les mains et il était abandonné là, avec un sourire ou un regard d'encouragement. Bill ne trouvait pas ça très réconfortant. Personne ne voulait être là quand il devait nourrir Tom, alors il se retrouvait seul entre la nourriture, le silence lourd, et le mépris calculé du dreadé. C'était si oppressant que tout le monde fuyait la 248 à chaque repas.
Dans le plateau, un thé, un kiwi, et une tartine avec un petit carré de beurre. Rien de plus. Il doutait déjà de pouvoir lui faire avaler tout ça. Il inspira un bon coup avant de rentrer, puis ouvrit. Chaque repas était un calvaire, autant que chaque visite, à présent. Il avait bien essayé de lui parler mais ça faisait plus d'une semaine maintenant et Tom persistait à vouloir l'ignorer.
Lorsqu'il entra, il n'y eut aucun regard, aucun mouvement. Tom était redevenu comme il l'avait été avant, excepté le fait que ce soit parfaitement volontaire, cette fois. Bill déposa le plateau sans rien dire. Il savait que c'était inutile alors il parlait seulement quand il devait lui demander d'ouvrir la bouche. Tom s'exécutait à contre-coeur, juste parce qu'il était forcé et qu'il ne voulait pas qu'on le force physiquement. Dans un sens, ça ressemblait à un effort. Un effort forcé, mais c'en était un quand même. Il pouvait totalement se rebeller ou refuser, mais il savait autant que Bill que celui-ci était capable de le forcer pour de vrai. Ça avait l'air horrible, mais Bill préférait ça à le voir mourir.
« Allez Tom. » ; appela-t-il aussitôt. Le jeune dreadé se redressa, dos contre la tête de lit mais sans jamais lever les yeux. C'était impressionnant cette capacité qu'il avait à avoir l'air détaché. Bill se demandait sérieusement où il avait appris ça, et comment ? Pourquoi ? C'était juste comme si son esprit n'était plus là, comme s'il pouvait s'en détacher aisément.
Il commença par couper la tartine en deux, en beurrer une partie, puis la couper en petites bouchées. Il tendit ensuite l'une d'elles vers Tom, lui intimant d'ouvrir la bouche. Tom le fit automatiquement, attrapant le morceau de pain entre ses dents et l'avalant difficilement pendant que Bill s'occupait à éplucher le fruit. Devoir le faire manger comme un bébé lui faisait mal, dans un sens. C'était dégradant, il serait le premier à détester ça, mais il ne céderait pas tant que Tom ne se déciderait pas à se nourrir tout seul.
« Tiens. » ; appela-t-il en lui tendant un autre morceau de tartine. S'il ne disait rien, Tom ne bougeait pas, et même s'il ne le voyait pas, il était évident qu'il devait le sentir, alors il faisait juste exprès d'attendre d'être obligé d'obéir. « Bois un peu. » ; demanda-t-il en approchant la grande tasse de thé de son visage. Tom ne bougea pas, le laissant attendre sans visiblement être décidé. « Tu veux une paille, peut-être ? »
Le dreadé abdiqua à la menace encore plus infantile que ce que ces repas étaient déjà. Il baissa cette fois le regard vers la tasse afin de voir ce qu'il faisait, mais Bill dut tout de même continuer de la tenir puisqu'il ne fit qu'entrouvrir les lèvres.
C'était dingue comme la rancoeur pouvait vous changer quelqu'un. Bill avait d'abord cru réussir à le convaincre de manger tout seul, tout comme il l'avait fait plus tôt. Quand il lui apportait des choses avant, Tom les goûtait au moins, et de lui-même. Alors pour se laisser donner la béquée sans jamais donner signe de volonté, et surtout pendant des jours et des jours, il devait être bien en colère.
Bill le laissa boire quelques gorgées de la boisson chaude en prenant soin de ne rien renverser, vérifia le contenu et se reconcentra sur la nourriture. Du kiwi. Des vitamines ! Il espérait qu'au fil du temps son estomac se réhabitue à travailler et qu'il finisse par avoir faim. Seulement, il se doutait qu'il était capable d'ignorer cette faim par colère.
Il lui tendit un morceau de fruit tout en soupirant. C'était pas gagné tout ça.
« Tom. » ; appela-t-il distraitement. Son patient tourna la tête sur le côté, l'air contrarié. Bill pencha la tête, surpris, et tenta de suivre son mouvement avec sa main, mais le dreadé la tourna dans l'autre sens. « Tom ? » ; il tenta à nouveau, sans succès. « Quoi, tu veux déjà plus ? Tu n'as rien mangé. »
Il baissa la main, ennuyé, puis tenta à nouveau avec un morceau de tartine, sans plus de résultat.
« Bon, qu'est-ce que t'as ?! » ; dans le mouvement, il agrippa son bras, et Tom se dégagea sèchement de son emprise. Et tout ça sans jamais le regarder. Bill fronça les sourcils. « Tom. Tu manges ou je le fais. » ; gronda-t-il avec la désagréable impression de ne pas faire ce qu'il fallait. Son patient l'ignora pour se recoucher dos à lui. Est-ce qu'il devait le pousser ? Le laisser tranquille ?
L'androgyne reposa ce qu'il avait dans les mains pour passer celles-ci sur son visage. Allait-il réussir à le sortir de là un jour ou tout ce qu'il faisait était voué à l'échec ?
« Tom. » ; appela-t-il pour la énième fois. Il tira la couverture et agrippa l'un de ses bras. Le dreadé se débattit aussitôt, gigotant et résistant à l'emprise que Bill resserra. Ils bataillèrent tous les deux durant de longues secondes, chacun tirant dans un sens opposé. « Ça suffit, Tom, merde ! » ; il tira plus fort, poussé par une colère venue de nulle part, et sous la surprise le plus jeune des deux lâcha prise, se faisant ainsi redresser sans le vouloir. Bill fut surpris de se retrouver à quelques centimètres de son visage d'une seconde à l'autre, le souffle court entre l'effort et la colère. Ils se regardèrent, l'air aussi étonnés l'un que l'autre, et énervés aussi. Bill eut l'impression de ne jamais l'avoir vu d'aussi près. L'avoir ainsi, son regard planté droit dans le sien, était perturbant. Il avait l'air si déterminé et caractériel par rapport à ce qu'il voulait bien laisser croire au monde. Il mit un bon bout de temps avant de retrouver ses esprits et de se souvenir de ce qu'il était en train de faire. «Qu'est-ce que t'as, mh ? T'es pas d'humeur ? Parce que moi non plus. » ; lui cracha-t-il sans pouvoir le contrôler. Toute cette histoire le mettait tellement sur les nerfs ! La non-réaction de Tom ne fit qu'amplifier ce sentiment de colère et il attrapa alors un morceau qu'il fourra devant sa bouche sans ménagement. « Ouvre. » ; évidemment, rien. « Tom, ouvre la bouche. » ; le dreadé détourna seulement la tête en réponse, et la nervosité de Bill grimpa en flèche. « Putain ! Je me tue à essayer de faire quelque chose et t'en as rien à foutre ! C'est quoi le problème, hein ?! Tu trouves ça drôle de jouer comme ça ? » ; il commença à faire les cent pas devant le lit, l'adrénaline coulant à flot. « J'en ai assez ! Un coup tu manges, un coup tu veux plus, je passe mon temps à me battre tout seul ! Quand est-ce que tu vas te décider à réagir ? » ; il se stoppa pour le regarder et fit face à un Tom immobile, les yeux tournés vers il-ne-savait-quoi. Cette fois, ce qui le traversa fut une véritable rafale de colère et de désespoir, à tel point qu'il sentit des larmes de rage menacer de couler de ses yeux. Tremblant, son pied partit tout seul se projeter dans les pieds de la tablette qui manqua de basculer et dont le contenu se renversa, et quitta précipitamment la chambre sans rien dire, sans voir Tom sursauter derrière lui.
S'il restait, il craquerait à coup sûr. Soit en criant, soit en frappant partout. Ses poings étaient serrés et tremblants et pourtant c'était bien contre lui-même qu'il était en colère.
Le couloir se mit à tourner comme une spirale infernale aussitôt qu'il fut sorti de la chambre et il dut se tenir au mur pour pouvoir avancer. Qu'est-ce qui clochait avec lui, sérieusement ? Et pourquoi n'était-il pas capable de contrôler ses nerfs ?
Il lutta, mais réussit finalement à atteindre la salle du personnel, heureusement vide. Il s'arrêta devant le lavabo, ouvrit l'eau froide et passa ses mains dessous pour en recouvrir son visage. Progressivement, sa vue revint à la normale, cessant cette impression de malaise désagréable, et il appuya ses deux mains contre le rebord du lavabo pour se concentrer sur quelque chose qui ferait redescendre la pression. Son front alla se coller à la fraîcheur du miroir, le soulageant, le calmant peu à peu. Il pouvait entendre son coeur battre très fort et très vite. Il l'entendait comme s'il était dans sa tête. Maintenant, il regrettait de s'être ainsi énervé. Pour qui allait le prendre Tom ? Il l'avait à moitié malmené juste pour le redresser et l'avait quasiment forcé à ouvrir la bouche. Tout ça, c'était du grand n'importe quoi. La crainte de le voir mourir lui retournait visiblement le cerveau.
Derrière lui, il entendit la porte et vit Gabriel entrer à travers le miroir. Le jeune infirmier referma prudemment, et s'avança un peu, inquiet.
« Ça va... ? » ; Bill se recula du miroir sans pour autant se retourner ni répondre. « Alex t'a vu sortir et il a pas osé venir parce que t'avais l'air énervé. Qu'est-ce qui s'est passé ? C'est toi qui a foutu son petit-dej en l'air ? »
« Il était comment ? » ; le coupa le blond. Gabriel afficha une mine confuse.
« Quoi ? »
« Tom. Il était comment ? »
« Oh, euh... je sais pas trop, il avait l'air un peu sonné. » ; Bill soupira lourdement. Pour le coup, il avait bien déconné. « Vous avez bataillé ou quoi ? »
« Un peu. » ; l'infirmier fut surpris et enfin l'androgyne se retourna. « Il voulait pas manger, j'ai été un peu brusque et lui aussi en fait. » ; souffla-t-il en repensant à leur petite bataille.
« Alors il a réagi ! » ; le blond souffla et se laissa tomber sur une chaise.
« Pas comme je le voulais. Il refuse et ça me rend fou. J'aurais pas dû m'énerver. »
« En même temps, si tu le poussais pas, il serait dans un sale état. »
« Il est déjà dans un sale état ! »
« Justement, il serait peut-être mort. » ; Gabriel se posa face à lui, à présent plus confiant. « Ok, peut-être que tu devrais pas t'énerver, mais tu ne peux pas toujours contrôler ça. Tu es le seul avec qui il réagit, alors tu as forcément la pression. » ; il tendit une main pour agripper son avant-bras. « Hey, Bill. T'as pas à t'en vouloir. On compte tous sur toi parce qu'on sait que tu obtiens des résultats avec lui, mais faut pas que tu penses que c'est ta faute si ça marche pas. » ; essaya-t-il de le rassurer. « Ça ne marche pas à tous les coups, tu te souviens ? »
« Ça ne peut pas ne pas marcher avec lui. On n'peut pas le laisser mourir. » ; gronda le médecin. Gabriel était d'accord, mais quand même moins touché que lui alors qu'il était là depuis plus longtemps. Il resta silencieux durant quelques secondes, réfléchissant.
« Est-ce que tu t'es attaché à lui ou est-ce que tu prends ça pour un échec personnel ? » ; Bill leva les yeux vers lui, ennuyé. « Ouais... c'est bien ce que je pensais. Qu'est-ce que t'en as à foutre de l'échec de toute façon ? »
Il était clair que Bill avait peur de le perdre comme il avait perdu Léon, Rose aussi, même s'il l'avait à peine connue. Il avait peur comme il avait eu peur de perdre Léo.
« Je sais très bien qu'on ne gagne pas à tous les coups. »
« Bill, si tu fais ça avec tout le monde, c'est ta peau que tu vas y laisser. » ; le blond haussa les épaules. Il ne pouvait pas faire autrement, ça faisait juste partie de lui. « Je rigole pas, t'es déjà en train de te laisser bouffer. Tu t'es vu ? » ; cette fois, l'androgyne lui jeta un regard blasé, et fouilla distraitement ses poches à la recherche de cigarettes. S'il prenait une pause maintenant, il ne la prendrait pas à midi. Tant pis.
« Merci. » ; lui lança-t-il avec ennui. Il faufila une cigarette entre ses lèvres, puis se leva.
« Sérieusement ! »
« Je vais bien. » ; marmonna-t-il tout en cherchant son téléphone et accessoirement, un briquet. « J'aimerais juste trouver la bonne solution, ok ? Alors si tu veux m'aider, réfléchis juste à ça. »
**
Travailler dehors était toujours sympa. Les règles l'étaient moins, mais Bill s'en fichait pas mal. S'il devait emmener un patient se ressourcer au soleil pour obtenir des résultats, il ne voyait pas pourquoi il les en priverait.
Cette femme âgée avait été envoyée ici pour démence. Après quelques recherches, Bill avait découvert qu'elle avait perdu son mari un peu plus tôt, et qu'elle avait aussi perdu l'un de ses enfants un an plus tôt. Des épreuves douloureuses qui pouvaient totalement être la raison de ses crises. Il pensait surtout que, la seule fille qu'il lui restait, visiblement très occupée, l'avait fait envoyer ici pour s'en débarrasser. Une chose qui, malheureusement, arrivait régulièrement dans les familles.
Bill avait donc emmené cette femme avec lui, dans le parc, au soleil et au milieu des fleurs. Bien plus accueillant que l'intérieur. Et elle avait été très coopérative, semblant juste perdue et malheureuse. Il resta une bonne heure à discuter avec elle, souriant durant tout ce temps dans l'espoir de la rassurer. Après ça, il avait un rendez-vous. Un rendez-vous important même. Il songeait d'ailleurs à aller s'y préparer lorsqu'un cri strident résonna dans tout le parc. Les yeux grands ouverts, Bill chercha autour de lui une quelconque personne qui allait mal, mais ce fut bien plus loin qu'il trouva l'auteur de ce vacarne. Les mains accrochées aux barreaux de la barrière, hurlant et tirant comme s'il allait pouvoir ouvrir par la seule force de ses bras, c'était Léo. Il s'y précipita sans savoir ce qui se passait, les cris de l'enfant résonnant désagréablement dans ses oreilles.
« Léo ! Qu'est-ce qui se passe ? » ; demanda-t-il en fronçant le nez. Le gamin cessa enfin de crier et pointa du doigt quelque chose derrière les barreaux.
« Domino ! »
L'androgyne plissa les yeux et aperçut enfin la cause de tout ce boucan. Perdu et courant dans tous les sens en plein milieu de la route, Domino, le chaton, manquait de se faire écraser chaque fois qu'il bougeait. Bill sortit ses clés pour déverrouiller la barrière et s'y faufiler.
« Tu ne bouges pas d'ici ok ? Je vais le récupérer. »
Léo hocha vivement la tête. Il semblait aussi affolé que le pauvre animal qui tentait d'éviter les roues de justesse. Étant donné qu'il n'avait plus jamais quitté l'hôpital depuis que Léo l'avait récupéré, il ne connaissait pas l'agitation et le danger de la rue, et même l'estomac du blond se serra en le voyant manquer de finir écrasé sous une roue. Il traversa rapidement la rue, faisant freiner et klaxonner les voitures dont il se fichait pas mal. Il lutta, mais réussit assez vite à attraper le chat en panique. Il le plaqua contre son torse et grattouilla aussitôt le dessus de sa tête comme pour le rassurer. Une fois certain qu'il l'eut reconnu et ne sauterait pas pour se sauver, il retourna dans la cour de l'hôpital, ouvrant la barrière et laissant l'enfant lui prendre Domino aussitôt pour le câliner. Bill sourit et prit soin de reverrouiller tout de suite.
« Tout va bien, t'en fais pas. » ; après s'en être assuré, Léo leva le chaton à hauteur de son visage et se mit à le sermonner, sourcils froncés.
« Plus jamais tu fais ça ! Vilain chat ! » ; cria-t-il comme s'il grondait un enfant. Bill sourit en l'entendant. Il s'en occupait tellement.
« Bill, y a quelqu'un pour toi ! » ; l'androgyne détacha ses yeux du gamin pour les poser sur l'infirmier qui lui indiquait une femme attendant un peu plus loin. Il haussa les sourcils, n'ayant pas le souvenir de l'avoir vu auparavant.
« Ok, hum... Léo, fais attention, je reviendrai te voir après d'accord ? »
L'enfant acquiesça brièvement, filant s'amuser avec le chaton sans se préoccuper de lui. Bill s'avança alors pour aller saluer l'inconnue. Lorsqu'il approcha, elle lui adressa un léger sourire et lui tendit une main que Bill serra.
« Bonjour, je m'appelle Magda. » ; l'androgyne se présenta rapidement, bien qu'elle avait l'air de savoir qui il était. « J'ai su que vous aviez demandé des informations à propos des placements de Tom, je sais que je m'y prends un peu tard mais... j'étais son assistante sociale. » ; les yeux du blond s'agrandirent. Il avait longuement cherché à obtenir des informations puisque son dossier ne contenait pas grand chose, mais personne n'avait jamais semblé vouloir lui en donner ou même se souvenir de Tom. Il avait alors peu à peu perdu espoir à propos d'informations.
« Vous êtes l'assistante sociale de Tom ?! »
« Oui, je suis à la retraite depuis plusieurs années, c'est sans doute pour ça qu'on ne vous a pas transmis mes coordonnées, mais je vous aiderais avec plaisir. » ; un miracle ! C'était un véritable putain de miracle. Bill n'en croyait pas ses yeux.
« J'ai cru que personne ne savait rien ou ne s'y intéressait vraiment, depuis le temps que je cherche ! »
« J'étais surprise de voir quelqu'un chercher quelque chose à propos de lui, c'est la première fois depuis qu'il est ici. » ; loin d'être surpris, Bill ne fit que soupirer et lui indiquer un petit chemin afin de pouvoir discuter tranquillement. « Alors il est toujours enfermé ici... » ; souffla-t-elle, l'air déçue et peinée. « Comment va-t-il ? Il doit être majeur maintenant, non ? » ; Bill acquiesça tout en commençant à marcher.
« Il est... il va mal. Il ne parle pas, il est en mauvaise santé, il ne mange pas et il n'a pas l'air d'en avoir quelque chose à faire. » ; Magda eut l'air inquiète, mais pas très étonnée.
« Pauvre gamin. Il n'a vraiment pas eu de chance dans la vie, j'espérais qu'il arrive à se reconstruire ici mais... »
« Justement, j'y travaille ! Le problème c'est que je ne sais rien. Son dossier est quasiment vide. Je sais que ses parents sont décédés et qu'il a atterri dans plusieurs familles d'accueil avant d'arriver ici, c'est tout. »
« C'est tout ? » ; s'interrogea l'assistante. Bill hocha la tête, avant de recommencer à parler.
« J'ai l'impression qu'il a peur du monde extérieur, il ne sort jamais de sa chambre, il n'a même pas l'air de vouloir sortir, et je pensais qu'il y avait une raison à ça et à tous ces problèmes, mais je ne peux pas l'aider sur des suppositions. En tout cas, j'ai essayé mais ça n'a rien donné. »
« Vous ne savez pas ce qui s'est passé ? »
« Non ! » ; ils s'arrêtèrent entre deux arbres et Magda se tourna vers lui.
« Je ne sais pas grand chose, en fait. Juste ce que j'ai vu. Tom n'a pas parlé depuis qu'il est parti de sa dernière famille d'accueil et visiblement il n'a jamais recommencé. » ; l'androgyne secoua la tête, même si c'était faux. « Il n'a jamais rien dit et personne d'autre que cette famille ne sait. »
« Mais qu'est-ce que vous avez vu ? »
« Je vais vous dire tout ce que je sais. » ; le rassura la femme face à son impatience. « Déjà, ses parents sont morts dans un accident de voiture. Et... il avait une petite soeur. » ; Bill la regarda avec de grands yeux. Pourquoi aucune soeur n'était mentionnée dans son dossier ? « Jane. Elle avait cinq ans et lui sept. Elle est morte aussi. » ; le médecin baissa cette fois les yeux vers le sol, imaginant. Il avait déjà mal au coeur de penser à ce que Tom pouvait ressentir.
« Dans le même accident ? » ; Magda acquiesça.
« C'est à partir de là que j'ai eu sa charge. » ; c'était très bizarre de pouvoir avoir des informations. Bill avait beaucoup de mal à y croire. « Il a fait plusieurs familles, il était plutôt rebelle alors... »
« Vous avez dû le changer ? »
« Oui. C'était pas un gamin méchant, mais il était paumé, il venait de perdre sa famille. »
« Oui, normal ! » ; l'assistante lui sourit.
« Malheureusement, tout le monde ne pense pas comme ça. La première famille a menacé de le mettre dehors en le traitant de voyou. » ; Bill haussa les sourcils. Tom ? Un voyou ? Non.
« Qu'est-ce qu'il avait fait ? »
« Il avait tout cassé dans sa chambre. Un coup de colère, je suppose. »
« Et ils ont voulu le virer juste pour ça ?! » ; elle confirma face à sa mine ennuyée. « C'est injuste ! »
« Tout dépend de notre degré de tolérance et de compréhension. Vous, vous comprenez, ce qui n'est pas le cas de tout le monde. »
« Mais les familles d'accueil sont pas censées être compréhensives ? »
« En théorie, oui, mais en pratique... en fait, il y a trop d'enfants et pas assez de familles. »
« Alors ils prennent n'importe qui ? » ; Magda haussa une épaule.
« Plus ou moins, malheureusement. » ; c'était n'importe quoi. Dans ce cas, les enfants pouvaient être confiés à des monstres et ça resterait légal.
« Et ensuite ? »
« Il s'est passé plus ou moins la même chose. Ça n'a pas été avec les autres, il était turbulent. C'est dans la dernière qu'il est resté le plus longtemps. » ; elle lui fit signe de s'approcher pour parler d'une voix plus basse. « Il n'aurait jamais dû y rester. Et j'aurais dû réagir plus tôt. Beaucoup plus tôt. »
« Pourquoi ? »
« Parce que je l'en ai sorti brisé. » ; Bill fronça les sourcils, plutôt inquiet par rapport à ce qu'il s'apprêtait à entendre. Il enroula ses doigts autour de son poignet, gardant une certaine délicatesse, et l'entraînant avec lui près d'un banc plus isolé que les autres. Ils s'y posèrent tous les deux. Magda le regarda tout en ayant l'air surprise que quelqu'un s'intéresse autant à un gamin ignoré depuis des années.
« Racontez-moi. »
« Je ne sais pas grand chose. Seul Tom peut nous dire ce qui s'y est passé, mais... je doute qu'il le fasse un jour, finalement. » ; soupira-t-elle. « J'ai dû le voir deux ou trois fois au début, quand il est arrivé chez eux, puis plus du tout. Plus les semaines passaient et plus je n'avais pas de nouvelles. Quand j'appelais, ils me disaient que Tom faisait ses devoirs ou n'importe quoi d'autre, quand je venais ils trouvaient aussi des excuses. Je m'inquiétais mais je sais pas... je crois que je savais pas quoi faire. »
« Et alors ? Ensuite ? »
« Il s'est passé des mois... oh mon dieu, quand j'y repense, je m'en veux tellement. J'ai attendu mais j'ai fini par insister, et comme ils refusaient toujours que je le vois, j'ai fait venir les gendarmes. » ; Bill attendait quasiment sans respirer, les yeux grands ouverts et un noeud dans l'estomac. « Ils ont dû fouiller toute la maison. »
« Où est-ce qu'il était ? »
« Dans la cave. » ; hein ? Magda hocha lentement la tête pour confirmer qu'elle avait bien dit ce qu'elle avait dit avant même qu'il ne le demande.
« Quoi ? Comment ça dans la cave ? »
« Il avait une couverture miteuse pour dormir, un seau qui servait de toilettes. C'était terrible. Il n'y avait rien. » ; alors ça. Bill s'attendait à tout... tout, oui. Mais pas ça. « Je ne sais pas pourquoi ni depuis combien de temps il vivait là-dedans. » ; lui expliqua la femme avec l'air d'être aussi bouleversée que lui. « En tout cas il y est resté assez longtemps pour avoir les cheveux longs quand on l'a retrouvé. » ; le médecin fut heureux d'avoir pris la décision de s'asseoir en entendant ces horreurs. « Il était sale, maigre, faible... il était terrorisé. Il avait quelques marques rouges et boursouflées sur les jambes, mais j'ignore à quel point il a été battu puisqu'il n'a jamais parlé. »
« Jamais ? Il n'a jamais dit un mot ? »
« Non, je suppose qu'il a simplement cessé de parler en étant enfermé. On lui a fait un bilan, il était très déshydraté, il manquait de tout... je ne sais pas à quelle cadence on lui donnait de quoi survivre. »
« Et la famille ? Ils n'ont rien avoué ? »
« Ils ont dit qu'il n'était qu'un petit con qui avait besoin d'être puni. Rien d'autre. » ; Bill se sentit franchement énervé contre ces gens. Se rendaient-ils au moins compte qu'ils avaient détruit la vie d'un enfant ?
« Et pour les violences ? Vous n'en savez pas plus ? »
« Non, les médecins ont dit que les marques sur ses jambes provenaient certainement de quelque chose avec lequel on l'avait fouetté, mais ça peut être n'importe quoi, vous voyez ? Par exemple un linge humide peut faire bien plus de dégâts qu'on ne le pense. Sinon il n'avait aucune fracture, juste quelques bleus. »
« Et vous savez s'il a été... ? » ; le mot fut impossible à sortir, bien qu'il en ait l'habitude, mais Magda comprit.
« J'ai demandé à ce qu'on lui fasse des examens mais ça n'a jamais été fait. Vous savez, les gamins comme ça, on a tendance à les fuir. Ce sont des cas sociaux, alors l'hôpital l'a vite expédié. »
Cette injustice lui filait mal au ventre. D'abord, c'était dégueulasse, et ensuite, il craignait vraiment ce que Tom avait pu subir. Toute cette histoire allait déjà éclairer beaucoup de choses à propos de son comportement. Mais pour autant, Bill aurait préféré que ça n'arrive jamais.
« Et ensuite il a été envoyé ici ? »
« Oui. Le juge l'avait décidé pour que Tom soit remis sur pied et parle à quelqu'un, mais comme vous dîtes qu'il ne parle pas, je suppose que ça n'a jamais marché. »
« Mais vous n'aviez plus sa charge ensuite ? »
« Je l'ai eu au début, je venais le voir et je parlais à son psychiatre mais il me disait toujours qu'il n'y avait aucune amélioration. Ensuite, j'ai dû déménager pour ma famille et transférer le dossier à quelqu'un d'autre. »
Visiblement, cette personne n'avait jamais donné signe de vie. Bill soupira, réfléchissant.
« Et hum... vous vous souvenez s'il y avait des fenêtres ? Si c'est une cave je suppose que non ? »
« Non, c'était noir. En fait, nous ne pouvions allumer que de l'extérieur. Je m'en souviens parfaitement. C'était une lumière blanche et froide, et Tom avait l'air aveuglé alors je suppose qu'il était toujours dans le noir. »
Ça expliquerait pourquoi les filets de lumière l'attiraient. Peut-être avait-il un filet de lumière sous la porte là-bas, et qu'il s'y était accroché. Après tout, s'il avait vécu dans le noir, il avait eu tout le temps d'observer cette seule source de lumière. Ça semblait logique.
« D'accord et euh... il était vraiment maigre ? »
« Il avait l'air affamé, je me souviens avoir eu très peur que quelqu'un le casse en deux. » ; bien, une chose qui n'avait pas changé ! « Il ne mange toujours pas ? »
« Non. » ; soupira le blond. « C'est ma principale lutte. Je me demande vraiment comment il a pu tenir jusqu'à aujourd'hui. J'avais réussi à le faire manger un peu, puis du jour au lendemain il s'est mis à se faire vomir. Il fait du yoyo et c'est vraiment pas bon. Son corps ne sait plus où donner de la tête et vomir ne fait que l'affaiblir un peu plus à chaque fois. Je sais plus quoi faire. »
« Je suppose qu'il y a quelque chose qui coince. C'est dans sa tête. »
« Oui, c'est évident, mais quoi ? » ; Magda n'avait aucune théorie et Bill ne savait plus. Il avait besoin de penser à tout ça au calme. Ils continuèrent de discuter durant un bon moment. Ces nouvelles, certes horribles, devraient l'aider. Il partait de quelque chose au moins. Cette fois, il avait une idée de ce qu'avait vécu le dreadé alors qu'en arrivant ici il n'était parti de rien. Il espérait en tout cas réussir à quelque chose.
À suivre...