Nouvelle semaine, nouvelles péripéties. Une nouvelle arrivée était dans toutes les bouches. Une jeune femme, une vingtaine d'années, dite bipolaire et en phase dépressive. Bill avait mis Ana sur le coup. Elle était la plus rassurante à ses yeux et selon les pathologies, c'était ce dont les patients avaient besoin, en tout cas pour une première rencontre.
« Tu sais qui l'a examiné ? » ; demanda-t-il à la jeune infirmière pendant qu'il vérifiait deux-trois notes dans un dossier.
« Non, je sais seulement qu'elle est calme, enfin plutôt absente. Son petit-ami l'a emmené en disant qu'elle avait eu une phase hyperactive, qu'elle était tombée dans la dépression du jour au lendemain et qu'elle ne prenait plus son traitement. C'est ce qu'on m'a rapporté. »
« Ok, hum... je te laisse aller la voir. J'ai quelques trucs à régler avec les parents de Léo, on en discute ensuite, d'accord ? J'aurais besoin de la voir dans la journée de toute façon. »
« Ouais, bien sûr. Je me charge de vous faire un rapport complet avant ça. »
Bill remercia Ana du regard, puis dévia dans le couloir et fronça soudain les sourcils, n'étant pas certain de ce qu'il avait vu. Il fit volte-face, et ses yeux lui confirmèrent ce qu'il croyait avoir vu. La 248. Ouverte. Tom avait laissé ouvert. Il lui avait bien dit de laisser ouvert s'il acceptait de le voir ? Il lui avait bien dit clairement ? Alors Tom avait compris ?
« Euh... je dois te laisser. On se voit plus tard ! » : marmonna-t-il précipitamment à la jeune femme. Il l'abandonna pour avancer très vite vers la fameuse chambre, mais se stoppa une fois devant la porte. Il hésita un peu, puis la poussa lentement pour l'ouvrir un peu plus. Tom était assis sur son lit, dos à la porte. Ses jambes étaient pliées près de son torse et son regard visiblement fixé sur la fenêtre. Bill avança prudemment jusqu'à pouvoir déposer ses mains sur la barre au pied du lit. « Hey... »
Cette impression de devoir agir comme s'il était un enfant était bizarre. Après tout, il était à présent majeur d'après son dossier et peut-être qu'il détestait être traité de la sorte, mais Bill ne savait pas comment agir. Si seulement il avait la moindre petite réaction, ça l'aiderait sans doute. Il n'était plus un enfant, mais il avait grandi dans une bulle très fermée et dont Bill ne savait rien du tout.
Sans surprise, Tom ne bougea pas malgré son arrivée. Bill le vit baisser le regard vers le sol de sa chambre, mais rien d'autre. Aucune expression n'était lisible sur son visage, aucun mouvement spécial. C'était juste comme si son corps était là et son esprit ailleurs.
« Bon, je sais que c'est pas très agréable, mais je vais devoir te faire faire un bilan cette semaine, parce que tu es loin d'être en forme et je ne compte pas rester là à me tourner les pouces. » ; lui expliqua-t-il calmement. « Ana viendra te prendre un peu de sang et nous verrons ensuite. »
Le jeune dreadé garda les yeux fixés sur le sol terne et déprimant, probablement habitué. Il était si frêle et Bill voulait tenter de le remplumer un peu. Juste quelques kilos, histoire de lui redonner des forces et des couleurs, des vitamines, du fer, des protéines et tout ce qui fallait pour être en meilleure santé. Ce serait un bon début. Il ne comptait pas le forcer à parler s'il ne le voulait pas, juste réagir un peu.
« J'aimerais vraiment te sortir de là, mais je sais même pas si t'en as envie. » ; Tom ne détacha jamais son regard du sol, comme absorbé par la couleur passée avec le temps. « Je viendrais t'informer de tes résultats et de ce qui devra changer quand je les aurais. »
Bill se sentit mal à l'aise de ne recevoir aucune réaction. Malgré toutes ses années d'études et de stages, il n'avait jamais rencontré quelqu'un de si absent. Parfois, les personnes ne parlaient pas, mais étaient parfaitement conscientes. Ce qui n'avait pas l'air d'être le cas avec lui. Bill ne le voyait jamais vraiment bouger, vivre. Il se demandait même comment il se comportait au quotidien. Les repas, la douche et toutes ces actions banales. Il n'arrivait même pas à l'imaginer.
Après un moment, il décida de le laisser tranquille. Il avait beaucoup de choses à régler aujourd'hui, et puis les parents du petit Léo devaient déjà l'attendre.
**
« Vous devriez pas déjà être chez vous ? »
Le médecin leva les yeux des feuilles traînant en bordel sur son bureau. Gabriel s'était arrêté dans l'encadrement de la porte et lui souriait. Il était plus de vingt-deux heures, il avait pris son service quelques heures plus tôt, pour la nuit, et oui, Bill devrait certainement être rentré.
« J'ai beaucoup de choses à régler. » ; se justifia-t-il en lui indiquant le bureau désordonné. « Je crois que j'ai quelques problèmes d'organisation. »
« Je vois ça, mais vous n'avez personne à rejoindre plutôt que rester ici à faire des heures supérieures ? Vous savez, l'ancien médecin ne s'embarrassait pas de tout ça et trouvait toujours un moyen de s'en sortir. »
« Personne ne m'attend et je ne suis pas là pour m'en sortir. Je suis là pour les faire sortir, eux. »
L'infirmier parut étonné.
« Vous avez l'air fatigué. » ; Bill soupira, lâcha son stylo et rangea une petite pile de papier dans une pochette verte.
« Dis-moi, qu'est-ce que tu penses de tout ce qui se passe depuis que je suis arrivé ici ? » ; Gabriel ne fit aucun commentaire quant à la remarque que le blond avait ignoré et avança un peu dans le bureau.
« Honnêtement ? » ; demanda-t-il, venant déposer ses mains sur le dossier de la chaise face au bureau. « Je pense que vous faites bouger les choses et que ça plaît pas à tout le monde. »
« J'ai cru comprendre, oui. »
« Mais c'est une bonne chose, Léon vous adore, et puis vous avez géré avec Rose ! L'autre ne se serait jamais bougé le cul. »
« J'arrive pas à comprendre comment il bossait sans connaître ses patients pour de vrai. » ; répondit le médecin, sourcils froncés.
« C'est simple. On faisait tout le boulot à sa place. Il donnait les ordonnances, les traitements, les diagnostics, et nous on transmettait, on s'occupait d'eux. » ; Bill soupira. Pas étonnant que quasiment personne ne daigne l'écouter. « Je peux vous poser une question ? » ; lui demanda ensuite l'infirmier, le faisant acquiescer. « Vous avez l'air de beaucoup vous soucier d'eux, même de nous... d'où est-ce que ça vient ? »
Le médecin plissa les yeux à cette question, se levant finalement de derrière son bureau afin de sortir de la pièce, suivi de Gabriel.
« Ça fait partie du boulot, non ? Je ne peux pas m'occuper correctement des gens si je ne m'en soucie pas un minimum. » ; lui répondit-il pendant qu'ils déambulaient dans le couloir.
« C'est sûr, mais ça a l'air plutôt naturel. »
« Je me pose pas vraiment la question. »
L'infirmier le soupçonna de ne pas vouloir y répondre, mais n'insista pas. Sur le chemin, ils croisèrent Léon qui semblait errer comme un enfant et durent le raccompagner à sa chambre tous les deux afin de s'assurer qu'il allait bien se coucher. Il se baladait régulièrement à des heures improbables, perdu entre deux mondes, mais ce n'était rien qu'ils ne pouvaient pas gérer.
Après ça, Gabriel dût le laisser pour aller s'occuper de quelqu'un d'autre et Bill décida alors de faire une petite ronde pour être sûr que tout le monde était bien dans son lit.
Léo dormait déjà paisiblement, au même titre que Rose et beaucoup d'autres patients, sauf une ou deux exceptions qui veillaient le temps de lire un peu. Le dernier qu'il vérifia fut Tom, qui visiblement dormait aussi, comme la plupart du temps dos à la porte. Bill s'arrêta contre l'encadrement de la porte en silence, laissant la lumière du couloir éclairer un peu la chambre obscure. N'avoir aucune idée de comment s'y prendre le stressait. Ils avaient tous des problèmes, et il savait plus ou moins quoi faire en fonction de ce qui se passait, de comment les choses évoluaient, mais Tom n'avait aucune évolution, aucune forme de réaction. Il ne savait même pas si avoir laissé ouvert était une réponse à ce qu'il lui avait demandé ou simplement un oubli. C'était vraiment frustrant. Comment allait-il bien pouvoir faire bouger les choses ?
« Ça vous prend la tête hein ? » ; Bill sursauta, tourna vivement la tête vers Gabriel qui repassait par là et recula alors pour pouvoir fermer la porte et ne pas réveiller le dreadé. « Même si vous arrivez à quelque chose avec lui, ça prendra du temps, vous devez juste être un peu patient. » ; le blond fronça le nez. Sa patience avait des limites. Quand ça ne marchait pas, ça l'énervait et il s'acharnait.
« Si au moins j'avais une idée ! »
« Parfois je me dis que... peut-être, il n'y a rien à faire. » ; soupira l'infirmier.
« Il y a forcément quelque chose ! Je ne peux pas le laisser comme ça, il est trop jeune, sa vie peut pas juste se terminer comme ça. »
« Essayez de construire une petite complicité avec lui ? C'est pas quelque chose d'impossible, puisqu'il laisse Ana s'occuper de lui sans faire de crise. »
« Comment c'est arrivé ? »
« Alors là, je connais pas son secret. Elle est douce, rassurante et elle ne force pas. Elle est très patiente, mais c'est tout ce que je sais. »
Bill avança dans le couloir tout en réfléchissant à vive allure. Se faire accepter, oui, mais comment ?
**
« Salut Léo, comment vas-tu aujourd'hui ? »
L'enfant leva les yeux du petit cahier dans lequel il écrivait et offrit un sourire à Ana. Bill entra prudemment avec elle, la laissant pourtant avancer seule. Léo enroula ses bras autour de son cou lorsqu'elle vint s'accroupir face à lui.
« Bien, mais j'ai renversé du chocolat sur Baba. » ; raconta le petit en lui indiquant son doudou rempli de chocolat à quelques mètres de là.
« Comment t'as fait ça ? On va devoir le passer dans la machine. »
« Bah... Je sais pas. C'est la tasse, elle a glissé. » ; il gloussa un peu avec Ana, puis celle-ci baissa le regard vers le fameux cahier.
« Tu fais encore du calcul ? »
« Oui ! Je vais de plus en plus vite, tu veux en faire avec moi ? »
« J'aimerais bien. » ; lui répondit l'infirmière en souriant. « Mais j'ai un planning chargé aujourd'hui. » ; Léo fit la moue, se laissant pourtant câliner.
Après un petit moment, elle lui indiqua Bill, qui dut avancer sans brusquerie. L'enfant fronça les sourcils, méfiant.
« Tu connais Bill ? » ; lui demanda-t-elle prudemment. Elle préférait le présenter simplement plutôt que comme le médecin impressionnant, et Bill était d'accord avec ça. Il se fichait pas mal de comment on pouvait bien l'appeler.
« Un peu. »
« Génial. Tu veux bien qu'il reste un peu avec nous et qu'il vienne avec moi de temps en temps pour te voir ? »
Le petit haussa les épaules, et son regard clair rencontra directement celui du médecin. Bill fut surpris par l'intensité. Il avait beau être très jeune, il y avait quelque chose en lui, quelque chose d'assez incroyable.
« C'est vous qui avez sauvé Rose, n'est-ce pas ? » ; demanda-t-il soudain. Bill et Ana se regardèrent avec surprise durant quelques secondes.
« Tu connais Rose ? » ; Léo hocha lentement la tête.
« Elle joue aux échecs avec moi, mais elle pleure souvent à cause de son frère. »
Bill plissa les yeux. Elle était peut-être là, la solution de Rose. Son frère.
« Vraiment ? Elle t'en parle ? » ; les deux adultes s'installèrent face à lui, et le médecin fut plutôt soulagé que Léo l'accepte et lui réponde.
« Elle dit qu'il s'en fout d'elle, qu'il la prend pour une folle comme les autres et qu'elle peut pas vivre sans lui. » ; Bill se demanda durant une seconde s'il y avait une raison particulière pour qu'elle tienne autant à lui ou s'ils avaient simplement toujours été proches. Il allait devoir prendre contact avec lui.
« Elle a tord de penser que tout le monde la prend pour une folle, c'est totalement faux. »
« Les gens traitent les autres de fous juste parce qu'ils sont pas comme eux. » ; le médecin jeta un coup d'oeil encore et toujours rempli d'étonnement vers Ana. Il n'avait jamais vu un gamin si petit parler de cette manière. C'était assez impressionnant.
« T'as raison. Ces gens sont injustes. »
« Ils comprennent jamais rien. Ils comprennent pas pourquoi c'est comme ça. Maman ne comprend pas pourquoi je suis comme ça. »
« Pourquoi tu crois qu'elle comprend pas ? » ; Léo haussa les épaules, soudain désintéressé.
« Parce qu'elle voulait un enfant normal. » ; cette remarque leur fit mal au coeur à tous les deux. Vrai ou pas, un enfant ne devrait jamais avoir à penser une telle chose. « Tu connais les multiplications ? » ; Bill baissa un regard toujours un peu sonné vers lui et le petit cahier qu'il lui tendait.
« Oui, bien sûr. »
« Alors tu peux en faire avec moi ? » ; encore une fois, il regarda Ana, mais la façon dont il changeait de sujet et de comportement n'était pas si surprenante. Bill prit alors le cahier et le crayon tout en souriant, heureux d'enfin réussir à créer un lien avec Léo. C'était un début et ça prendrait peut-être du temps mais il s'en fichait, le meilleur moyen de l'aider était de le connaître et de savoir le rassurer.
**
Temps de pause ! Cigarettes, bouteille d'eau et sandwich sous le bras, Bill alla s'asseoir contre un vieux chêne au fond du parc de l'hôpital. Le soleil brillait fort aujourd'hui et ça faisait vraiment du bien. C'était bon pour la forme, le moral. Une journée ensoleillée était parfois un sacré bon traitement. Bill avait toujours cru que c'était juste une image, mais il en avait eu la preuve, plusieurs fois. Il l'avait constaté lui-même. Le moral est toujours meilleur l'été. Rien de mieux que soleil et chaleur pour un bol de vitamines et de bonne humeur.
Avant toute chose, il déposa la bouteille et le sandwich emballé à ses côtés afin de s'allumer une cigarette pour se détendre. Un peu d'air frais au milieu d'une longue journée était le bienvenu. Bosser, c'était bien, c'était toute sa vie, mais il avait parfois besoin d'une pause. Une pause durant laquelle il lui était pourtant impossible de penser à autre chose que résoudre les énigmes de ses patients. Le fait que ce soit son premier vrai boulot à lui le rendait heureux. C'était ses patients, à lui, il n'était plus le stagiaire mais celui qui décidait, et même s'il était conscient de ne pas pouvoir faire de miracles, voir quelques uns d'entre eux évoluer de façon positif était très motivant. Ça lui rappelait pourquoi il s'était dirigé vers cette voie, pourquoi il avait tant bossé pour ça. Il aimait ça, et il est heureux de voir qu'il n'était pas complètement inutile.
La vie était loin d'être clémente. Plutôt cruelle, surtout quand on entre pas dans les normes dictées par la société, par le monde en général. L'intolérance était partout, et une partie de son boulot était de lutter contre ça. Être instable, malade, malheureux n'est pas une tare. C'était ce qu'il essayait de transmettre à tous ceux qui l'entouraient. Perdre la mémoire ou perdre les pédales ne fait pas de vous quelqu'un de fou. Et d'abord, la folie, qu'est-ce que c'est ?
**
Quatorze ans. C'était l'âge du petit frère si précieux de Rose. Même s'il s'en était douté, Bill était déçu qu'il soit si jeune. Impossible de pouvoir discuter avec lui seul à seul sans prévenir les parents ou même sans autorisation. Et si les parents refusaient, il était foutu. Il avait besoin de lui parler, de comprendre ce qui se passait et surtout de savoir quelle opinion il avait sans être influencé par une tierce personne. Il allait devoir bidouiller, il finirait bien par trouver un moyen quelconque de le voir seul.
En attendant, il étudia les résultats du bilan sanguin qu'il avait fait faire à Tom. Hormis de nombreuses carences, il ne trouva rien d'alarmant. Bien sûr, il n'y avait pas que son sang à vérifier, mais il doutait sérieusement que le dreadé se laisse ausculter tranquillement, ni accepte de subir des examens divers et variés. Encore une fois, il allait devoir bidouiller. Pour l'aider, il savait de qui il avait besoin. Alors il bipa Ana.
La plupart des patients, bien que souvent réticents, acceptaient les bilans de santé. Ça les rassurait. Pas tous, mais souvent. Parfois ils n'avaient pas le choix, mais Bill savait que dans certains cas, forcer les choses foutrait tous ses efforts en l'air. Il ne forçait les choses que lorsque c'était nécessaire et qu'il craignait quelque chose de sérieux.
« Vous m'avez demandé ? » ; Bill leva les yeux vers Ana et acquiesça en lui faisant signe d'entrer.
« Tu sais si Tom a déjà fait des bilans complets ? »
« Oula... » ; face à la petite grimace qu'elle fit, le médecin comprit qu'il allait ramer. « Hum, le médecin ne s'est jamais intéressé à faire des bilans complets mais oui, une fois, on a tenté. Ça s'est plutôt mal terminé. »
« Pourquoi ? »
« Parce qu'il déteste qu'on le touche. Vous ne pouvez pas essayer de contrôler son rythme cardiaque sans qu'il ne parte dans une crise. Peut-être à moins de le brancher... mais pour moi c'est pas une solution. »
« Moi non plus. Je voudrais lui parler, lui expliquer. Qu'est-ce qui marche avec toi ? Pourquoi il te laisse faire ? »
« Je sais pas trop. » ; répondit la jeune femme en haussant une épaule. « Il me voit tous les jours, je lui parle, je lui dis ce que je fais et j'essaie de rester douce sans pour autant le traiter comme un gosse. Je suis pas certaine qu'il m'écoute, mais il se laisse faire. »
« Ok, hum... Je sais pas trop comment je vais gérer ça mais je vais essayer. »
« Soyez patient. Si je peux l'approcher, vous pouvez aussi. Vous êtes calme et souriant, c'est important pour eux, même si on apprend pas ça. La façon dont vous vous comportez est la clé. »
Bill hocha la tête. Il allait bien finir par réussir, n'est-ce pas ? Il n'était pas aussi effrayant que Marta quand même. Il était obligé de réussir.
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Si on lui avait tant répété de toujours garder ses distances avec les patients afin de ne pas s'attacher, Bill n'avait jamais été et ne serait jamais capable de faire abstraction de son coeur lourd dans certaines situations. Aujourd'hui, il devait faire face à des larmes. Aux larmes d'une gamine qui avait peur de manger. Sérieusement ? Dans quel monde avait-on peur de la nourriture ? Surtout à ce point ? Atteinte d'anorexie, cette jeune fille avait sombré sous le poids des moqueries, des stéréotypes, de l'influence d'une bande d'adolescentes la harcelant parce qu'être maigre, c'était la mode. C'était la vraie beauté selon elles. Bill pensait qu'elles auraient bien besoin d'un bon psychologue elles aussi.
Quoiqu'il en soit, cette peur de se nourrir lui brisait le coeur. C'était dingue, d'en arriver là. D'en arriver à avoir les larmes aux yeux devant une assiette à peine remplie.
« Écoute, Julia, personne ne te forcera à finir, mais si tu n'essaies pas de manger un peu, je serais obligé de te perfuser. » ; sans grande surprise, elle détourna les yeux et les larmes débordèrent dans un bruit de sanglot étouffé. « Tu sais, si tes amis sont incapables de t'aimer comme tu es, alors ce ne sont pas des amis. D'ailleurs la beauté n'a rien à voir avec le poids. »
Cette fois, la jeune fille eut un rire sans joie.
« C'est ce que tous les médecins disent et tout le monde préfère pourtant les maigres. »
« Bien, dans ce cas il y a une différence entre mince et aussi légère qu'un papillon. » ; Julia baissa le regard vers les draps blancs de son lit, reniflant et essuyant ses joues creuses du revers de la main. « Est-ce que tu te rends compte que c'est pas normal ? »
« Je croyais que j'étais pas obligée de rentrer dans la norme ? Que c'était stupide ? »
« C'est stupide quand la "norme" devient dangereuse. » ; lui expliqua-t-il en avançant le plateau vers elle. «Tu dois manger pour être en bonne santé. Alors maintenant prouve-moi que tu es bien plus intelligente que ces filles et mange un peu. »
L'adolescente soupira, pas convaincue. Ses yeux étaient toujours remplis d'eau. Bill se doutait qu'il ne pouvait pas régler les choses en quelques heures, mais il espérait au moins la convaincre un minimum que son comportement était dangereux pour elle.
« Je ne peux pas... »
« Est-ce qu'il y a quelque chose dont tu as envie ? Des pâtes, du chocolat ? Autre chose ? » ; Julia secoua lentement la tête, repoussant le plateau de ses mains tremblantes.
« Ça me dégoûte. » ; répondit-elle en bredouillant à moitié au milieu de ses larmes. Bill se mit à maudire mentalement ces gamines qui l'avaient entraîné là-dedans et se décida à aller chercher de quoi la perfuser lui-même. Même s'il était déçu, il était loin d'être surpris. Accepter de recommencer à manger pouvait prendre beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps. En plus de la peur de manger, il y avait toujours le refus de prendre ne serait-ce qu'un gramme, une obsession morbide de vouloir être toujours plus maigre. Bill devait d'abord lui retirer tout ça de la tête et ne pouvait même pas être certain que ça marcherait. Encore une fois, c'était vraiment frustrant.
**
248. Bill rêvait quasiment de cette porte sinistre la nuit, bien que, les excès de folie de Léon rivalisaient pas mal aussi. Le voir quasiment courir malgré son âge très avancé et tenter d'aller se réfugier sous une table avec une casserole sur la tête y était aussi certainement pour beaucoup. Franchement, il hallucinait de cette façon qu'avait le vieil homme pour se faufiler partout et se fourrer dans des situations improbables.
Tout en y pensant, Bill poussa lentement la porte entrouverte du dreadé et y trouva d'ailleurs Léon, posé sur un fauteuil et racontant joyeusement des histoires farfelues.
« Heeeeey, doc ! » ; lança-t-il lorsqu'il le vit entrer. Bill sourit et referma la porte derrière lui.
« Salut Léon, salut Tom. » ; souffla-t-il en avançant prudemment dans la pièce. « Comment allez-vous ? »
Il alla tirer le rideau de la fenêtre et ouvrit celle-ci aussi grand que possible pour laisser le soleil entrer et réchauffer la pièce. Autant pour la chaleur que pour la lumière et l'atmosphère. Malheureusement, ces fenêtres étaient sécurisées et il ne pouvait pas l'ouvrir entièrement. Le soleil éclaira pourtant la chambre d'une douce lumière et Bill revint ensuite près du lit, souriant.
« Vous, vous êtes remonté ! » ; s'exclama Léon avec amusement. Tom n'avait ni bougé ni montré aucun signe d'une quelconque réaction depuis qu'il était entré. Le médecin reporta alors son attention sur le vieil homme.
« J'essaie de faire avancer les choses. »
« Et vous êtes énervé que la moitié de votre personnel n'aide pas. » ; Bill soupira légèrement à l'allusion.
« Léon... »
« Allez, je suis ici depuis assez longtemps pour les connaître, vous savez comme moi qu'ils sont têtus, et puis la majorité sont des vieux grincheux. »
« C'est pour ça que vous les faites tourner en bourrique ? » ; l'homme fit mine de ne pas comprendre, faisant finalement sourire l'androgyne. « Je suis au courant pour les affaires de Cassandra que vous vous amusez à planquer régulièrement. »
« Ah bon ? » ; Léon était pratiquement convaincant avec cette mine innocente, mais Bill savait parfaitement qu'il faisait semblant. « Cette vieille bique n'a aucun humour. »
Amusé, Bill secoua lentement la tête et s'intéressa enfin au principal occupant de cette chambre. Tom était assis, appuyé contre la tête de lit, aussi pâle et immobile qu'une poupée de porcelaine. Une poupée à dreadlocks mais une poupée quand même. Sa peau était si translucide, et même si Bill avait l'habitude de voir ça, il avait toujours de la peine.
« Bien, Tom, je vais faire changer ton régime alimentaire pour tes carences, mais si tu ne manges pas, tu seras perfusé. Je suppose que tu as l'habitude. »
« Il est tout le temps perfusé de toute façon. » ; commenta Léon derrière lui. Le médecin lui jeta un coup d'oeil.
« Nous n'avons pas le choix si nous voulons le garder à peu près en forme. Et encore... » ; soupira-t-il. «Alors, la prochaine fois je vais devoir vérifier que tout va bien. Tension, rythme cardiaque... Je sais que tu détestes ça mais j'aimerais que tu t'y prépares. » ; expliqua-t-il calmement, ignorant le fait que peut-être, Tom n'écoutait ou ne comprenait pas. Il voulait partir du principe qu'il écoutait. De toute façon, il n'avait pas franchement de solution. « Tu dois aussi passer un scanner... mais on va y aller étape par étape. »
« Vous devriez réussir. » ; Bill se mordit l'intérieur des joues à la nouvelle remarque de Léon. Le jeune dreadé n'avait pas bougé d'un millimètre. Sérieusement, il était si tendu. Ne ressentait-il jamais le besoin de bouger ? Et s'il ne pouvait pas entendre ? C'était sans doute possible. Est-ce que quelqu'un avait vérifié ça un jour ?
Il observa Tom, espérant déceler ne serait-ce qu'un tout petit quelque chose. Malgré sa majorité atteinte, il était toujours recroquevillé comme un gamin ou un chiot effrayé, mais sans l'expression sur son visage. À vrai dire, Bill ne pouvait pas l'affirmer puisque ses dreads cachaient ses yeux les trois-quart du temps et il avait constamment la tête baissée. Peut-être que s'il arrivait à dégager son visage et lui faire relever la tête, il verrait quelque chose. Mais encore une fois, il ne voulait pas le brusquer.
« Je suis sûr que vous arriverez à faire quelque chose pour lui. » ; Bill arracha son regard à la touffe de dreadlocks souillées pour accorder son attention à Léon.
« Pourquoi ? »
« Parce que vous êtes bon. Et peut-être aussi que c'est mon petit doigt qui me l'a dit... » ; ajouta-t-il en agitant son auriculaire. Bill ne put s'empêcher de sourire, même de rire un peu.
« Ah oui ? Et votre petit doigt ne vous dit pas comment je vais m'en sortir ? »
« Ah, non, je suis désolé. » ; répondit l'homme en baissant les yeux vers le fameux doigt. « Mais je dirais que votre sourire vous aidera beaucoup. »
Bill haussa un sourcil. Sourire que le principal concerné ne voyait même pas ? Il savait que son sourire et sa sympathie étaient des choses qui aidaient à briser la glace avec certaines personnes, mais il ne voyait pas du tout en quoi ça pouvait l'aider avec Tom.
« Comment ? »
« C'est pas parce que vous ne le voyez pas qu'il ne vous regarde pas. » ; l'informa Léon sur le ton de la confidence.
Le médecin plissa les yeux. Ce n'était pas totalement faux, mais pas certain non plus. Ça ne marchait pas à tous les coups et il doutait fortement que Tom en ait quelque chose à faire.
« Bon... on va peut-être plutôt se concentrer sur le boulot ! J'ai une réunion. Vous restez ici ? »
« Oui, j'ai encore des choses à raconter. »
« D'accord. Amusez-vous ! » ; Léon lui fit un bref signe de main, et Bill jeta un dernier coup d'oeil vers eux avant de s'éclipser. Si le dreadé ne bougeait pas d'un pouce, Léon ne semblait pas s'en soucier le moins du monde et discutait tranquillement, assis près de lui, agitant régulièrement ses mains certainement pour illustrer ce qu'il disait. Ça semblait si familier de l'extérieur. Bill était content que le vieil homme soit là pour égayer cet endroit et surtout le moral de tout le monde.
**
Après avoir discuté avec la mère de Rose, Bill se sentait désespéré. À priori, le père était parti, envolé. Comme ça ! Sans en avoir rien à faire de laisser deux gamins derrière lui.
Du côté maternel, même si elle était là, elle n'était visiblement pas aussi présente qu'elle devrait l'être. Rose était "folle" à ses yeux, et malgré tout ce que Bill avait tenté pour la défendre, cette femme se fichait pas mal de ce qui pouvait lui arriver et préférait la laisser enfermée. En plus de ça, elle avait refusé qu'il puisse prendre contact avec son fils. Étant donné qu'il était mineur, prendre contact avec lui sans autorisation était susceptible de l'envoyer droit au tribunal, mais avait-il une autre solution ? Non.
Agacé par cette impression d'échouer, il longea le couloir d'un pas traînant. Qu'allait-il bien pouvoir dire à Rose ? Si seulement elle acceptait de s'ouvrir à lui, ça aiderait déjà un peu, mais elle finissait toujours pas se braquer et lui en vouloir d'essayer de "rentrer dans sa tête" et ça ne faisait que les faire reculer dans cette affaire.
En passant devant les chambres, il entendit des cris, fronça les sourcils et fit marche arrière afin de voir ce qui se passait. C'était la chambre de Léo. Il poussa la porte et croisa aussitôt un regard affolé et impuissant. Léo criait et tapait dans tous les sens, et sa mère n'avait visiblement aucune idée de quoi faire. Bill entra, réfléchissant à toute vitesse à une idée quelconque afin de le calmer un minimum. Il regarda autour de lui, cherchant. Ses yeux tombèrent sur une peluche bien abîmée traînant sous le lit, il alla la ramasser, l'épousseta et s'approcha ensuite prudemment du petit garçon.
« Léo, hey... » ; appela-t-il en venant s'accroupir. L'enfant bougeait dans tous les sens et ses cris ressemblaient à des gémissements de terreur. « Regarde qui j'ai trouvé sous ton lit, je suis sûr que tu l'as encore éjecté en dormant. » ; il tendit le doudou usé vers Léo. « Est-ce que tu veux ton Baba ? »
Le petit baissa les yeux vers la peluche, lui arracha violemment des mains et la jeta au sol. Bill le vit ensuite couvrir ses oreilles comme s'il avait mal ou comme si un bruit était trop fort ou désagréable.
« Léo, tout va bien. » ; tenta-t-il, récupérant la peluche. « Dis-moi ce qui va pas ? Qu'est-ce qui t'arrive ? »
« Maman. Maman. » ; balbutia le gamin. Il le répéta plusieurs fois et Bill jeta un coup d'oeil à la mère, se demandant s'il la réclamait.
« Tu veux ta maman ? »
« Elle me déteste ! » ; le médecin plissa le nez et observa les traits enfantins et crispés de Léo.
« Pourquoi tu dis ça ? » ; toujours agité, Léo secoua vivement la tête, refusant de répondre. « Léo, ta maman ne te déteste pas, au contraire ! »
« Elle veut un enfant normal. Elle pense que je suis fou ! » ; il criait ces mots avec parfois des pauses, des inspirations, des hoquets.
« Non. Non, écoute-moi, Léo. » ; appela-t-il, penchant doucement la tête pour essayer de croiser son regard. «Ta maman ne sait pas comment réagir parce qu'on ne lui a jamais appris, c'est tout. »
Enfin, l'enfant leva les yeux vers lui. Des yeux brillants et perdus. Bill lui tendit ses mains, dont l'une où il tenait toujours le doudou.
« Pourquoi je suis pas normal ? » ; Bill ravala une petite grimace. Question difficile.
« Tu es normal. Tu dois juste apprendre à contrôler tes angoisses et ta maman aussi. Je peux t'aider, moi.»
« Toi ? » ; Bill hocha doucement la tête, utilisant son sourire le plus rassurant possible.
« Oui, moi, et ton Baba aussi. » ; malgré son souffle saccadé, Léo semblait aller mieux. Il hésita mais avança quand même, attrapant le lapin usé et finissant par se rapprocher de lui. Bill referma ses bras sur lui, se retrouvant agenouillé au sol. « Tu sais, ce que tu as ne fait pas de toi quelqu'un d'anormal. Avec un bon suivi, un petit traitement et des astuces pour calmer tes angoisses, tu pourras presque toutes les éviter. » ; Léo posa sa tête contre son épaule et l'écouta, à sa plus grande surprise. « Est-ce que tu vas me laisser t'aider ? »
Léo ne répondit pas tout de suite. Ses petits doigts étaient accrochés à la blouse du médecin et Bill eut l'impression qu'il essayait de calquer sa respiration sur la sienne. Une bonne façon de se calmer. Bill était d'ailleurs toujours surpris par son intelligence et sa rapidité à comprendre les choses.
« Oui. » ; répondit-il finalement après un moment. Bill frotta son dos comme si ça allait aider. Il était vraiment étonné que Léo se soit calmé avec lui. Il avait normalement besoin de repères.
« Génial. Comment tu te sens ? Un peu mieux ? » ; le petit acquiesça contre son épaule et Bill fronça les sourcils en voyant sa mère, assise, pas inquiétée pour un sou. Si les crises avaient l'air de lui faire peur, Bill ne se souvenait pas l'avoir un jour vu aimante avec lui. Pas d'étreinte, pas de partage, de sourire. Elle était là, mais c'était tout. Léo n'avait pas l'amour maternel dont il avait besoin.
À présent calmé, Léo resta là, sans bouger, rassuré. Sa crise n'avait pas été incontrôlable, mais ça lui confirmait qu'il avait besoin de bases solides sur lesquelles se reposer. Si sa mère n'en était pas capable, il ne savait pas comment il allait pouvoir le faire sortir d'ici dans de bonnes conditions.
**
« Oh, Docteur ! Vous tombez bien. » ; arrêté en chemin, Bill stoppa sa marche rapide vers son bureau où il était censé récupérer quelques papiers et accorda son attention à Léon qui avait l'air plutôt agité.
« Oui ? »
Le vieil homme avança d'un pas, lui montrant quelque chose du coin de l'oeil tout en se mettant à parler à voix basse.
« Vous voyez cette gamine à bouclettes ? »
Surpris, l'androgyne baissa les yeux. Un peu plus loin, une petite fille avec de jolies boucles blondes, un teint de porcelaine et une chemise de nuit blanche les regardait, immobile en plein milieu du couloir.
« Hum... oui ? Et alors ? » ; Léon approcha un peu plus, sans jamais oser se retourner, et lui parla de manière à ce qu'il soit le seul à entendre.
« Je crois que c'est un fantôme. »
Bill haussa un sourcil à la façon dont il avait prononcé ces mots avec angoisse et confidence, et se mordit l'intérieur des joues pour ne pas rire. Cette gamine n'était pas de son service et il est vrai qu'elle avait un côté un peu flippant à rester là, mais de là à ce qu'elle soit un fantôme, c'était franchement exagéré.
« Elle vous a dit quelque chose ? »
« Non, elle parle même pas ! Elle est toujours là, derrière moi ou dans un coin. »
« Ok, hum... » ; souffla-t-il tout en y réfléchissant. « Vous n'avez qu'à rejoindre votre chambre ou la salle commune et je m'occupe d'elle, d'accord ? »
« Vraiment ? Vous feriez ça ? Faire diversion pour moi ? Mais elle me retrouvera forcément ! » ; s'exclama-t-il de sa voix la plus basse possible, bien que ce ne soit pas très discret.
« Mais non, Ana est à la salle commune, vous n'avez qu'à lui expliquer et elle gardera un oeil sur vous. »
Finalement, Léon accepta et se sauva à une vitesse impressionnante. Le médecin pouffa légèrement et secoua la tête avant de reposer les yeux sur la petite. Sans le vouloir, il sursauta. Son coeur fit un bordel monstrueux durant plusieurs secondes et il cligna stupidement des yeux. La petite ne se trouvait plus qu'à un mètre de lui, face à lui. Comment avait-elle pu avancer si vite et sans faire aucun bruit ?
Il se racla la gorge pour se redonner une certaine contenance et se pencha doucement vers elle.
« Hey, dis-moi, comment tu t'appelles ? »
La petite le regarda droit dans les yeux. De jolis yeux bleus et clairs. Entre ses yeux et ses cheveux, on pourrait facilement la surnommer Boucle d'or. Cependant, elle ne répondit rien et ne bougea même pas. Bill pensa alors qu'il allait devoir trouver quelqu'un qui la connaissait dans tout l'hôpital.
« Est-ce que ta famille est ici ? Ton docteur ? » ; aucun signe de réponse. Bill tendit alors prudemment sa main vers elle. « Ok, on va essayer de trouver. Tu viens avec moi ? »
La blondinette accepta sa main et Bill tenta d'ignorer que ses doigts étaient glacés et qu'elle était exactement comme toutes ces gamines dans tout bon film d'horreur qui se respecte. Il avait l'habitude des comportements étranges, mais parfois les patients avaient vraiment un tout petit quelque chose de flippant.
Il conduisit alors la petite fille, descendant les escaliers afin de rejoindre le rez-de-chaussée. Arrivés à l'accueil, il demanda, mais personne ne semblait la reconnaître. Le réceptionniste demanda son nom, qu'il ne connaissait pas, évidemment. Bill soupira et regarda distraitement autour de lui. Vu sa tenue, c'était forcément une patiente ici. Il allait juste devoir faire le tour de tous les médecins pour trouver à qui elle appartenait. Plus qu'à remonter !
Le premier médecin ne la reconnut pas, le second non plus, inquiétant l'androgyne qui commençait à se demander d'où sortait cette enfant. Et si elle était seule ? Non, c'était impossible. Il y avait bien quelqu'un qui avait sa charge, quelque part dans cet hôpital.
« Oh mon dieu, Clara ! »
Bill tourna vivement la tête. Une femme fonça soudain sur la fillette et celle-ci fut forcée de lui lâcher la main lorsqu'elle se retrouva serrée et portée par d'autres bras.
« C'est votre fille ? » ; demanda-t-il rapidement.
« Oui ! Elle s'est enfuie avant ses examens, on la cherchait partout. » ; un médecin, qu'il connaissait très peu, les rejoignit, l'air soulagé. Bill soupira autant qu'eux, pensant qu'ils avaient été à deux doigts d'une catastrophe. Si elle avait réussi à sortir de l'hôpital ou si elle s'était réfugiée sans qu'on ne la trouve, ça aurait été un désastre. Surtout pour les parents inquiets.
**
« Votre fils souffre de troubles obsessionnels compulsifs. »
Choc, angoisse, tristesse. Bill vit toutes les émotions traverser le visage des parents. Habitué, il se mit aussitôt à expliquer en quoi consistaient ces troubles, comment ils évoluaient, comment les traiter.
« Ce sont des Tocs. Presque tout le monde en a, mais ça devient sérieux quand c'est vraiment obsessionnel. Par exemple, votre fils compte pratiquement tout ce qui l'entoure, ça le rend nerveux et il s'énerve quand il pense être perdu. Il recommence jusqu'à ce qu'il ait tout compté et recommencera s'il a oublié. À partir du moment où ça l'angoisse, il a besoin d'aide. »
« Alors qu'est-ce que vous comptez faire ? » ; demanda la mère avec appréhension.
« Dans un premier temps, je veux voir où il en est. J'en ai une vague idée mais je veux vérifier. Je l'ai vu ranger mes stylos à plat et il a refusé de parler tant qu'il n'a pas réussi à les aligner exactement comme il le voulait. Ce sont des choses qui prennent du temps et qui l'angoissent beaucoup. J'aimerais trouver un moyen de diminuer ses angoisses. »
« Et vous croyez qu'il va devoir rester ici longtemps ? »
« Ça va dépendre de son comportement. Il faut du temps et un bon encadrement, mais surtout vous devez venir régulièrement. Je comprends que ce soit difficile mais si vous ne venez pas, il aura l'impression d'avoir été abandonné ici et ce serait très mauvais. »
« Non, bien sûr ! »
« Très bien. Si tout se passe bien, quelques semaines ou mois suffiront. Nous ne pourrons pas faire disparaître ses troubles, vous devez en avoir conscience. Nous pouvons seulement l'aider un peu, lui donner des petites astuces au quotidien, les réduire, mais le guérir tiendrait du miracle. »
Face à lui, les parents acquiesçaient docilement à tout ce qu'il disait. Pour une fois, il lui semblait qu'ils étaient bons et motivés à aider et soutenir leur enfant, pas comme tous ces gens qui décidaient d'abandonner parce que leur progéniture n'était pas "comme tout le monde" et que ce serait trop difficile à supporter. Bien sûr que c'était difficile, mais ne l'était-ce pas encore plus pour eux ?
**
Un matin pluvieux était une chose que Bill détestait. Une façon vraiment déprimante de commencer la journée, surtout après de longs jours ensoleillés. Pourtant, pluie ou pas, il fallait bosser. Les patients, eux, n'attendaient pas que le soleil revienne.
Malheureusement, lorsqu'il passa les portes de l'hôpital ce jour-là, Bill comprit pourquoi le ciel se rebellait.
« Monsieur Kaulitz ! Vous tombez bien, je... il s'est passé quelque chose cette nuit. »
Bill fronça les sourcils, inquiet. Gabriel eut l'air d'hésiter avant de parler.
« Qu'est-ce qui s'est passé ?! » ; lui demanda-t-il avec impatience. L'infirmier regarda un peu partout avant de se décider à le regarder lui, dans les yeux.
« Rose est morte. »
Il y eut un temps de pause, de silence lourd. Bill faillit lâcher ses affaires sous le choc.
« Quoi ?! Comment ça ? » ; durant une seconde, il eut l'impression que tout son petit monde s'écroulait. Une chose qui ne devrait pas arriver, évidemment, mais il ne pouvait pas se battre pour eux sans finir par s'y attacher.
« Je ne sais pas trop comment elle s'est procuré tout ça, mais elle a avalé pleins de médicaments. Je suis désolé. »
« Rose... ? » ; souffla-t-il comme si ça avait l'air irréel. Il avait eu l'impression qu'elle allait bien la veille, alors pourquoi ? « Mais comment c'est possible ?! »
« Elle a peut-être fait semblant d'en avaler certains et elle les a gardés ? »
Ils avancèrent ensemble jusqu'à atteindre les escaliers. Bill était sonné. Il était là depuis quelques semaines et il échouait déjà ? Il avait eu tellement d'espoir et il avait enfin obtenu une adresse pour trouver son petit frère, et Rose abandonnait avant même qu'il n'ait le temps de se battre ?
« J'ai eu le temps de rien ! J'arrive pas à le croire... » ; marmonna-t-il pendant qu'il montait les marches d'un pas traînant. « J'aurais dû aller plus vite. Si j'avais agi avant, elle ne...»
« Non, je vous arrête tout de suite. Vous avez fait ce que vous pouviez, nous avons tenté de l'aider et de la surveiller au maximum, mais parfois ça ne marche pas. » ; le médecin tourna la tête vers lui, confus.
« Qu'est-ce qui m'a échappé ? » ; Gabriel n'avait pas de réponse. Personne n'en avait.
« Je sais que c'est difficile à encaisser, c'est la première fois pour vous, et elle était vraiment vive... j'ai aussi du mal à le croire, mais elle a probablement tout gardé en elle et c'est arrivé. »
« Ce n'est pas censé arriver ! » ; s'exclama vivement le blond alors qu'ils arrivaient enfin à leur étage. « Est-ce que quelqu'un a prévenu sa famille ? »
« Oui, mais personne n'est venu pour l'instant. » ; vu la mère, Bill n'était pas surpris. Il savait déjà qu'il allait s'énerver s'il la croisait.
« Et les autres ? Ils sont au courant ? » ; Gabriel acquiesça.
« Les nouvelles vont très vite ici. »
Effectivement, tout le monde semblait plus ou moins agité autour d'eux. Ils virent Ana passer comme une flèche, Léon errer en pyjama, quelques patients d'un autre service aussi et du personnel leur courir après.
« Quand l'un d'eux meurt, ça affecte beaucoup les autres. » ; lui expliqua l'infirmier. « Ils se soutiennent et s'attachent les uns aux autres. Ils ont différentes façons de réagir face à la mort, mais ça les perturbe tous. »
L'androgyne hocha lentement la tête. Chaque fois qu'il entrait ici, il prenait conscience que tous ses petits problèmes quotidiens étaient futiles et ridicules. Aujourd'hui, il prenait conscience de la gravité, de la force du temps. En la voyant arriver ici, il n'aurait jamais pensé que Rose soit suicidaire. Elle avait été très en colère, très agressive, mais n'avait jamais montré signe d'une quelconque douleur insoutenable. En tout cas jusqu'à sa première tentative. Bill avait vraiment cru qu'il trouverait la source de tous ses maux, même ceux qu'elle gardait cachés au fond d'elle. Pourtant, ces quelques jours de plus avaient été des jours de trop. Il n'avait pas réussi, n'avait pas réagi assez vite. Il avait mal mesuré la puissance de sa douleur.
Pour couper court à ses réflexions, du mouvement se fit soudain entendre dans tout le couloir. Léo sortit brusquement de sa chambre en courant, suivi d'Ana qui tentait de l'appeler, sans aucun succès.
Léo s'arrêta pourtant face à lui, levant la tête et le regardant de ses petits yeux brillants.
« Pourquoi Rose est morte ? »
Question piège ? Bill regarda d'abord Ana et Gabriel d'un air perdu. Qu'était-il censé répondre à ça ? Il se baissa lentement, la boule au ventre.
« Hum... elle était très très triste. » ; comment expliquer ça à un gamin de cinq ans, sérieusement ? Léo était loin d'être bête, mais c'était difficile à dire, et difficile à admettre. « ...et je l'ai pas assez prise au sérieux. »
Léo le regarda, semblant plus calme qu'il ne l'avait été quelques secondes plus tôt. Bizarrement, il eut l'air de comprendre. Bill fut surpris lorsque ses petits bras s'enroulèrent autour de son cou.
« Tu viendras jouer aux échecs avec moi ? » ; lui demanda-t-il contre son épaule. Bill comprit que cette histoire le touchait malgré son âge. Il avait créé des liens avec Rose, il était évident que ça allait l'affecter.
« Bien sûr, si tu m'apprends. » ; répondit-il finalement. Il frotta son dos du plat de sa main, puis recula doucement pour le voir. « Dis-moi, où est ta maman ? »
« Je sais pas. Je veux rester avec toi. » ; le petit refusa de le lâcher lorsqu'il voulut bouger. Bill jeta un coup d'oeil vers Ana, et fut alors contraint de se redresser en emportant Léo avec lui.
Même si cet attachement soudain le surprenait, il en était quand même plutôt soulagé. Il pourrait plus facilement l'aider maintenant que Léo acceptait de l'écouter. Gabriel lui fit un petit clin d'oeil, et le médecin lui rendit par un faible sourire.
« Bien. Léo, tu veux pas aller jouer ? J'ai du travail tu sais. »
« Non. » ; marmonna fermement l'enfant contre son épaule. Étant donné qu'il avait toujours ses affaires dans une main, Bill ne pouvait le porter que d'un bras. Il décida qu'il pouvait bien le garder avec lui pour un moment. En tout cas, tant qu'il allait faire le tour de ses patients, et si tout se passait bien, c'était faisable.
**
Après être passé par son bureau, avoir réglé deux-trois trucs, Bill commença sa petite tournée. Julia fut la première. Elle refusait toujours de manger, mais souriait de temps en temps, un petit peu. Pendant que le médecin vérifiait sa perfusion : seule chose qui la nourrissait, Léo suivait et observait tout ce qu'il faisait, assimilant des choses auxquelles il ne devrait même pas penser aussi jeune.
« Ça sert à quoi ? T'es malade ? » ; demanda-t-il à l'adolescente. Julia fut surprise.
« Non ! »
« C'est pour la nourrir, enfin c'est pas aussi efficace mais ça sert à garder en forme pour les personnes qui ne veulent pas manger. » ; Léo fronça les sourcils, confus.
« Pourquoi ? Tu manges pas ? Comment tu fais ? Quand je mange pas j'ai mal au ventre. » ; Bill sourit en l'entendant, faisant un petit signe à Julia pour lui dire de l'écouter.
« Les enfants ont souvent raison. »
La jeune fille ne répondit pas. Bill savait qu'il aurait encore du mal à la convaincre, mais il y arriverait. Il était sérieusement motivé. Surtout après ce qui s'était passé.
« T'aime pas les bonbons non plus ? » ; demanda vivement l'enfant avec l'air de ne pas comprendre. Bill vit Julia faire la grimace. Une preuve de plus qu'il avait vraiment du boulot avec elle.
« Dis-moi comment tu te sens ? »
« Je vais bien. Et j'adorais les arlequins avant mais... C'est trop. »
« C'est quoi des arlequins ? »
« C'est des bonbons. » ; répondit Bill à Léo. « Bon, je repasse tout à l'heure, j'aimerais que tu manges un peu. D'ailleurs je te lâcherais pas tant que tu n'auras pas fait un effort. »
« Ouais, tu manges ! » ; ordonna soudain Léo en levant son index en signe d'autorité. Bill haussa un sourcil, échangeant un regard avec l'adolescente tout aussi surprise mais amusée. Ils la laissèrent finalement et Bill tendit sa main au petit afin de l'emmener avec lui. « On va voir qui maintenant ? » ; lui demanda celui-ci sur la route.
« Tom. »
« Ohh, Tom ! » ; répéta Léo pendant que le médecin ouvrait la porte.
Dans la chambre, ils découvrirent Léon qui semblait avoir pris ses quartiers dans le fauteuil, et Ana.
« Et bah, y a réunion ici ? »
Léo lâcha sa main pour courir vers le lit et grimper dessus sans aucune gêne. Bill entra, croisant le sourire d'Ana, un peu plus faible que d'habitude. Visiblement, les événements affectaient tout le service.
« Tout va bien ? » ; demanda-t-il par automatisme. Ana dut comprendre que la question avait un double sens et acquiesça doucement en réponse.
Malgré tout ce petit monde, Léo restait calme et Tom ne semblait pas perturbé plus que ça, restant immobile et avec le regard vide, comme d'habitude. Il avança, jetant au passage un oeil au plateau du petit-déjeuner encore plein. Visiblement, il ne mangeait pas.
« Toujours rien de mieux ? » ; Ana lui confirma que non, alors il la rejoignit, réfléchissant à une solution. «Mais il mange bien de temps en temps ? Il serait plus faible que ça sinon ? »
« Il mange les yaourts, il boit, mais c'est vraiment pas grand chose. » ; Bill fronça le nez, fouillant dans ses souvenirs. Il savait qu'il ne devait généralement pas céder, mais proposer des gourmandises à quelqu'un qui ne mange pas lui avait toujours paru être une idée pas trop mauvaise. De manière générale, le chocolat était avalé plus facilement qu'une pomme. C'était pas la chose la plus nutritive du monde mais ça lui servait de point de départ.
« Bien, alors il aura droit à des compléments. » ; soupira-t-il. Derrière eux, Léo se mit à compter, mais ils n'y prêtèrent pas tout de suite leur attention, occupés à chercher une solution. « Il a tenu tout ce temps en mangeant si peu ? J'ai pas le souvenir que quelque chose soit indiqué à propos de ça dans le dossier. »
« Ça c'est parce que le médecin n'a pas fait son boulot. Il y a eu des complications, plusieurs fois, mais oui il a tenu. »
« C'est pas vrai... » ; souffla l'androgyne, croyant qu'il allait devenir dingue. Rien n'allait. Rien de rien. Tout était à refaire et il ne savait pas par où commencer. « Il y a intérêt qu'on arrive à faire quelque chose. » ; Ana approuva, tout aussi impuissante. Leurs regards se tournèrent finalement vers le principal concerné et ils affichèrent tous les deux une mine confuse, chacun se demandant s'il rêvait ou non. Léo était debout sur le lit, comptant et trifouillant les longues dreads de Tom qui se laissait faire. Le plus surprenant n'était pas son immobilité mais plutôt se laisser toucher et approcher de cette façon sans partir en crise.
Bill et Ana se regardèrent, puis reportèrent leur attention sur l'enfant qui finissait de compter chaque dreadlocks, une par une. Léon leur lança un clin d'oeil de l'autre côté du lit. Qu'est-ce qu'ils avaient raté ?
« Tom, Tom, Tom ! » ; chantonna le petit garçon après avoir fini. Évidemment, Tom ne réagissait pas, mais quand même ! Est-ce que Léo venait le voir de temps en temps ?
Bill décida de faire comme si c'était normal, comme s'il n'était pas franchement surpris. Il pivota vers Léon, croisant les bras contre son torse tout en plissant les yeux.
« Et vous, comment allez-vous ? » ; lui demanda-t-il. Léon haussa les épaules.
« Je sais qu'elle me trouvait chiant mais cette gamine mettait de l'ambiance ici. » ; le tout petit moment de joie retomba aussitôt. Bill se mordit la lèvre inférieure en y repensant. « Et puis c'était drôle de l'entendre râler après vous du bout du couloir ! »
Ana gloussa doucement, le faisant plisser les yeux. Visiblement, tout le monde était en courant et avait entendu Rose râler après lui pendant des semaines. Au moins, c'était un souvenir qu'il garderait toujours. Un souvenir plutôt amusant.
« Je sais pas combien de "oh nan, pas vous" elle a prononcé en tout mais... » ; Bill leva les yeux au ciel en les voyant tous rire. « Je suis sûr que même Tom s'est marré tout seul en l'entendant. »
Souriant faiblement, Bill remercia mentalement Léon de toujours être là pour détendre l'atmosphère. La réalité c'était que, même si cet endroit avait quelque chose de lourd, quelques personnes avaient cette aura autour d'eux. La bonne humeur. Léon était comme un rayon de soleil filtrant à travers les vitres condamnées et illuminant la pièce où il se trouvait. Ana aussi, et Léo pouvait l'être aussi. Il avait quelque chose d'incroyable, quelque chose qui forçait tout le monde à l'adorer.
« Ah, c'est ici que vous êtes ! » ; toutes les têtes se tournèrent vers la porte, sauf Tom, bien sûr. Gabriel haussa un sourcil en voyant tout ce monde. « Vous faites une réunion de famille sans moi ?! »
« Joignez-vous à nous, mon petit ! » ; lança le vieil homme avec enthousiasme. L'infirmier afficha un petit sourire, mais retrouva très vite son sérieux et avança pour s'adresser à Bill.
« La mère de Rose est là, et son frère... »
Le médecin avala difficilement sa salive en imaginant ce qui devait se passer dans la tête d'un adolescent dont la soeur venait de se suicider.
« Ok, je vais aller voir. »
« Ils sont allés la voir avant qu'elle soit emmenée. Bonne chance. » ; l'informa Gabriel, le laissant passer afin de sortir de la chambre.
« Oh, occupez-vous de Léo ! » ; leur demanda l'androgyne. Il referma la porte derrière lui et son ventre se serra alors qu'il longeait le couloir. Il appréhendait. S'il était honnête avec lui-même, il se savait responsable de sa mort. Il ne l'avait pas assez encadrée, ni protégée. Une telle chose ne devrait même pas arriver, ils étaient dans un hôpital psychiatrique ! Tout devrait être fait pour que ça n'arrive jamais.
En arrivant devant la chambre qu'occupait Rose, il découvrit la porte grande ouverte, et seul un garçon se trouvait à l'intérieur, assis au chevet de Rose. Bill se douta que c'était son frère et s'arrêta contre l'encadrement de la porte sans oser le déranger. Il vivait une sacrée épreuve pour son âge et Bill avait franchement mal au coeur de le voir pleurer, tête entre les mains. Il n'avait aucune idée de la relation qu'ils entretenaient, parce que même si l'adolescente avait eu l'air de tenir beaucoup à lui, elle n'avait jamais rien dit de plus à propos de lui. Au final, elle n'avait rien dit. Rien de ce qui lui faisait aussi mal. C'était frustrant de ne pas savoir et en même temps Bill se détesterait encore plus s'il avait su et qu'il n'avait pas agi en conséquence.
« Vous êtes le médecin qui m'a laissé un message hier ? » ; sursautant légèrement, l'androgyne remarqua que l'adolescent le regardait à présent et avança de quelques pas, mal à l'aise.
« Oui. »
« J'aurais dû être là. » ; bredouilla-t-il en se frottant les yeux. Bill eut du mal à faire face à l'image du corps de Rose sans aucune vie.
« J'aurais dû essayer de te parler plus tôt. J'ai longtemps hésité parce que je suis pas censé avoir le droit, ta mère pourrait me poursuivre pour ça, mais j'aurais vraiment dû le faire. Elle te réclamait tout le temps.»
« Vraiment ? » ; Bill acquiesça. Il voyait dans les yeux de ce gamin, la même étincelle, la même fragilité que dans ceux de Rose. « J'aurais jamais dû lui tourner le dos. »
« J'suis vraiment désolé. Elle n'a jamais rien dit, je savais seulement qu'elle ne supportait pas de te perdre et c'est pour ça que j'ai essayé de t'appeler. Mais dans tous les cas, ça n'aurait jamais dû arriver. »
Tout en effaçant les larmes de ses joues trempées, le jeune garçon soupira.
« Rose n'a pas de limites. Vous ne pouvez pas l'empêcher de faire ce qu'elle a décidé. Elle n'a jamais eu peur de rien, elle était trop impulsive... elle a sûrement tout manigancé dans votre dos. »
Bill n'avait aucune idée de quoi dire. Il allait sérieusement devoir bosser là-dessus. Il était bien trop sensible pour annoncer les mauvaises nouvelles et passer aussitôt à autre chose.
« En tout cas... si t'as besoin de parler de ça ou d'autre chose, tu sais où me trouver. »
« Merci. » ; répondit le plus jeune d'une voix étranglée. Bill passa une main contre son épaule en signe de soutien, puis jeta un dernier coup d'oeil vers Rose. Une chose était sûre, il ne l'oublierait jamais et il allait s'en mordre les doigts pour un bon moment. L'adolescent sortit de la pièce en même temps que lui et le médecin fronça les sourcils en se souvenant que sa mère était censée être là.
« Où est ta mère ? »
« Oh, partie se chercher à boire dans un distributeur. Elle n'est pas... très concernée. » ; souffla-t-il avec un certain ennui. « Rose n'est pas la petite fille modèle dont elle rêvait. »
Inquiet, Bill se sentit obligé de poser la question. S'il y avait des problèmes sérieux dans cette famille, il ne pouvait pas laisser faire.
« Est-ce qu'elle vous traite bien ? »
Le gamin hésita.
« Elle est... c'est simple. Elle ne nous traite pas. »
« Quoi ?! » ; Bill prit soin de refermer la porte et l'entraîna avec lui un peu plus loin. « Qu'est-ce que tu veux dire ? »
« Rose est celle qui s'est occupée de moi jusqu'à ce que je sois capable de le faire moi-même. Maman n'était jamais là quand j'étais petit, Rose s'est rebellée quand elle en a eu marre, et puis elle est arrivée ici.» ; l'androgyne le regarda avec de grands yeux.
« Attends... je comprends qu'elle ait ressenti toute cette colère de se retrouver enfermée ici, mais si elle s'est tant occupée de toi, pourquoi abandonner ? »
« Parce que je me suis retourné contre elle. » ; Bill revit les larmes déborder de ses yeux. « Quand elle a voulu s'enfuir, j'ai eu peur. J'ai refusé de la suivre, c'est pour ça qu'elle a dit tout ce qu'elle pensait à maman. Elle voulait qu'on parte, elle avait dit qu'elle trouverait une solution pour gagner de l'argent, mais j'ai dit non. »
« Parce que t'avais peur ? »
« Oui ! Je voulais pas me retrouver dans la rue ou qu'on se fasse chopper et qu'on finisse dans une famille ou un orphelinat. Même si maman se fichait de nous, on avait un toit ! »
« Oui... et alors ? C'est pour ça qu'elle croyait t'avoir perdu ? »
« Je ne suis jamais venu. Maman refusait de me donner l'adresse, jusqu'à aujourd'hui... je n'ai eu aucune nouvelle, et je suppose qu'elle s'est sentie abandonnée. Quand maman l'a emmené, elle a pété un câble et dit que je serais mieux sans elle. »
« Mais c'est faux ? »
« Évidemment ! Mais je pensais pas qu'elle le croirait vraiment, j'ai jamais pensé qu'elle pouvait avoir besoin de moi, c'était elle la plus forte, vous comprenez ? » ; Bill acquiesça, déposant ses deux mains contre ses épaules en le voyant pleurer encore et encore. Ses mots sortaient parfois dans un son étouffé et rauque.
« Est-ce que tu te rends compte que je peux pas te laisser comme ça... ? Tu n'as que quatorze ans et si ta mère ne s'occupe pas de toi... »
« Je veux pas atterrir n'importe où. » ; finalement, l'androgyne lui tendit ses bras et l'adolescent se colla à lui sans protester.
« Je sais, je comprends. »
« Mais je veux pas me laisser faire, c'est pas ce que Rose voudrait. » ; bredouilla-t-il contre lui. Bill ne savait absolument pas quoi faire. Le signaler l'enverrait forcément soit en foyer ou dans une quelconque famille d'accueil. S'il n'avait pas su sauver Rose, il ne pouvait pas se planter avec son frère. Impossible.
« Je vais avoir besoin que tu m'en dises un peu plus si tu veux que je t'aide. »
« Je veux... Elle n'va pas être accusée ? » ; lui demanda le garçon avec angoisse. « Parce qu'elle ne nous a jamais fait de mal et je veux pas qu'on l'accuse à tort. »
Bill secoua la tête tout en réfléchissant. Il avait peut-être une petite idée mais n'était pas certain que ça puisse se faire.
« Je vais d'abord essayer de lui parler, d'accord ? Je sais qu'elle n'est pas très à l'écoute mais on sait jamais. » ; l'adolescent accepta. Bill le relâcha après un bon moment et se jura de faire tout ce qu'il pouvait lorsqu'il croisa à nouveau son regard humide et brisé.
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