Il y a d'abord la naissance, puis la vie. Certains vous diraient que juste après, vient la mort. Ce n'est pas tout à fait exact. Il y a quelque chose, juste après la vie, juste avant la mort. Il y a cet entre deux, qui dure, ou ne dure pas. Mais il est là, parfois à peine perceptible. A cet endroit, tout n'est qu'oubli. Loin derrière l'extrême violence de certains instants. Très loin. Mais lorsqu'il s'agit de rouvrir les yeux, plutôt que de les garder à jamais fermés, l'horreur revient aussitôt. C'est ce qu'a ressentie Lemie en revenant à elle. Elle était bien vivante, mais dans quel état ? Et pour combien de temps ? Une odeur bizarre vint la contrarier. Ça sentait le produit, le médicament. Ça, elle pouvait le sentir. Ce n'était pas comme son corps. Lui, il ne donnait aucun signe de vie. Elle ne sut définir s'il était encore tout à fait à elle, ou s'il l'avait déjà quitté. Il n'exprimait rien. Pas la moindre douleur. Où se trouvait le mal de chien qu'il aurait dû lui faire ressentir après le choc qui venait de se produire, et dont Lemie n'avait rien oublié. Malgré tout, la jeune femme le savait bien, il était là, toujours en place. Il avait juste perdu ses sensations. Elle sentit bien quelques picotements dans ses pieds, ses mains, sa tête, mais rien de significatif. Son esprit, lui, était revenu, mais pas le reste. Quelque chose s'était perdu sur les lieux de l'accident, ça ne faisait aucun doute pour elle.
Ses yeux commencèrent à se promener dans la pièce où elle se trouvait. Eux, ils étaient encore capables de remuer. Elle n'avait pas besoin de plus. Elle vit le plafond blanc, immaculé. L'odeur lui prenait encore au nez. Et puis, il y avait ces bips. Incessants. Terrifiants. Uniquement là pour lui rappeler que son coeur battait toujours. Elle se sentit a nouveau partir. Elle ne le voulait pas, mais elle eut la sensation de glisser ailleurs, dans un drôle de sommeil. Presque un coma. Puis revenir à elle, grâce à sa féroce volonté. «Accroche toi», se dit elle. Aussi effroyable que la situation lui paraissait être, elle voulait tenir bon. Il lui fallut lutter pour rester consciente, avec l'espoir d'enfin voir quelqu'un entrer dans sa chambre, lui dire que tout allait bien. Qu'Oli était toujours vivante. Que son engourdissement général était éphémère. Que bientôt, ce ne serait plus qu'un mauvais souvenir. Encore un.
Elle attendit longtemps, longtemps. Toujours en se battant contre cette immense fatigue qui voulait l'emporter. La guider loin de cette nouvelle réalité qu'elle devait affronter, seule, comme toujours. Mais personne ne venait à sa rencontre. Les minutes semblaient défiler à une vitesse folle. Pas d'infirmière, pas de médecin. Rien. Personne. Pas même quelqu'un en charge du nettoyage. Elle était seule, plus que jamais. Elle avait besoin d'entendre une voix, connue, inconnue. Peu importait. Juste une voix, bienveillante. Juste un son, qui la rassurerait.
Après ça, c'était certain, rien ne serait jamais plus pareil. Les pensées de Lemie étaient confuses. Et ses parents ? Qui allait les prévenir ? Et comment ? Quelle réaction serait la leur ? Viendront ils la voir ? Toutes ses interrogations permettaient à Lemie de rester en éveil. Mais pour combien de temps, pensa t elle. Elle aurait voulu pouvoir bouger. Réanimer ses bras, ses jambes, son corps tout entier. Ressentir quelque chose, même si cela devait être de la douleur. Mais même relever sa tête lui était devenu impossible. Elle se trouvait dans une cage. Une de celles dont on ne se libère pas par simple envie. Sa prison, c'était son corps. Quelle ironie se dit elle. Jusque là, c'était son esprit qui avait toujours rempli ce rôle. La tragédie fut à son comble. Elle avait eu tant peur de mourir un jour. Elle avait ressentie tant d'angoisses quand elle se sentait pourtant encore pleine de vie. Pourtant, le monde dans lequel elle venait d'atterrir lui lançait un message fort : L'entre deux était bien plus abominable que tout ce qu'elle avait connu jusque là.
Et Oli ? Que lui était il arrivé ? Etait elle au moins encore en vie ? Elle n'avait pas la bonne place dans cette voiture. Celle du mort. Soudain, Lemie comprit que son invitée, qui lui avait inspirée cette folie sur la route, était peut être comme elle. Dans cet affreux entre deux. Piégée par son propre corps, elle aussi. Effrayée dans une chambre, non loin de la sienne, à attendre que quelqu'un vienne la délivrer de ses propres angoisses. Elle ne pouvait pas être morte. Ce ne fut pas concevable pour la jeune femme. Le pire, se dit elle alors, serait alors de devoir continuer de vivre, sans plus jamais pouvoir le faire réellement.
Lemie eut beau tenter de se dandiner dans son lit, rien ne bougeait. Elle restait inlassablement figée. Elle voyait le tuyau de la perfusion qui lui rentrait probablement dans la peau. Elle ne put qu'imaginer, faute de pouvoir se redresser. Et puis toujours ces bips, infernaux, reliés aux battements de son coeur. C'était sans fin, interminable. Elle se savaient vivante, sans être capable de l'être. Elle aurait voulu hurler, mais un tube entravait le passage de son gosier. Prisonnière, à tous niveaux.
A force de réflexion, la jeune femme n'en pouvait plus. Personne ne venait à elle. Pas une seule blouse blanche pour lui expliquer la situation. Elle avait été déposée là, et oubliée à un moment ou à un autre. C'était comme si aucun d'entre eux n'avait misé sur son potentiel réveil. Elle était là, la véritable solitude. Indiscutablement. Pas dans ce qu'elle avait connu avant. Pas dans ces moments de silences qui l'avaient tant insupportée. Pas dans le regards de ses parents, qui lui confessaient toute la déception qu'ils ressentaient à son égard. Pas dans son appartement. Pas sur ces toiles. Ici. Juste ici. Dans cette chambre froide d'hôpital. Tellement différente de ce qu'elle avait déjà ressenti jusque là. Bien plus puissante, plus destructrice. Sa lutte pour ne pas sombrer dans un nouveau sommeil, devenait de plus en plus complexe. Jusqu'à ce que celle ci finisse par céder à fermer, à nouveau, les yeux. Se laissant transporter par la quiétude de cette sensation, de ce repos où elle commença à ne plus sentir son esprit non plus. Quittant, pour un instant ou pour toujours, l'entre deux.
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L'Appartement
Short Story"La solitude, autant qu'on peut la vouloir ou l'espérer, sonne comme un abandon quand elle s'éternise un peu trop".