- Mademoiselle ! Mademoiselle ! Interpella l'homme.
En faisant demi-tour sur elle même, la jeune femme découvrit le visage du SDF, celui qu'elle avait croisé quelques mois plus tôt. C'était comme si elle avait déjà un peu vécue cette soirée. Ce fut étrange de le revoir ainsi. Elle se souvint qu'il l'avait mise mal à l'aise lors de leur première rencontre. Prise d'un réflexe, la jeune femme ne laissa pas le temps à l'homme d'aller plus loin dans son appel. Elle se mit à fouiller dans sa poche, et attrapa quelques pièces qui se trouvaient là. Puis, elle lui tendit gracieusement.
- Merci mademoiselle, répondit l'homme, avant d'ajouter. Pourquoi es tu perdue ?
- Je ne le suis pas. Assura Lemie.
- Je me souviens de toi. Tu étais triste. Tu n'as plus l'air aussi malheureuse, mais tu me sembles bien plus égarée.
- Pourquoi dites vous ça ?
- Tu sais, jeune fille, il y a longtemps que ce trottoir est ma maison. Elle ne possède pas de murs, pas de toit, mais elle a des qualités qu'aucune autre maison ne peut se vanter d'avoir.
- Vraiment ? Lesquelles ? Demanda Lemie.
- Elle permet de voir au travers.
- Je ne comprends pas.
- Quand tu es chez toi, jeune fille, tu ne vois que tes murs. Tes tapisseries, tes sols, tes portes. Tu disposes de fenêtres te donnant l'illusion d'avoir vue sur le monde, alors que tu n'y vois rien. Pas la moindre parcelle de ce que je peux découvrir, chaque jour, depuis mon morceau de béton. Tu es étouffée par ces pierres, autant que tu te sens en manque d'air dans ta vie. Une maison, c'est comme un corps, c'est une prison dans bien des cas.
- Peut être. Je n'y ai jamais réfléchi. Mais, dites moi, que voyez vous que je ne vois pas ?
- Je vois la même chose, dans bien des gens, que ce qui se dégage de toi. De la tristesse, de la colère, de la lassitude, de la solitude, et une bonne dose d'incompréhension.
- Je croyais que je ne semblais plus si triste. Répliqua Lemie.
- C'est vrai, je l'ai dit. Parce que je sens que ta tristesse n'est plus la même qu'auparavant. Parce qu'elle a changé, que tu as changé. Il t'est arrivé quelque chose n'est ce pas ?
Lemie eut soudainement le besoin de se confier au vieil homme. S'il existait une personne capable de la comprendre, cela ne pouvait être que lui, à ce moment précis de son existence. Elle s'installa sur le sol froid, à ses côtés, et se mit à lui parler. L'exercice n'était pas facile pour elle, mais plus elle allignait de mots, et plus d'autres lui venaient. Elle aborda tous les sujets, son emménagement, Dirdre, ses parents, son travail, Oli. Puis elle fit une pause, un peu gênée de poursuivre. Elle inspira une grande bouffée d'oxygène et poursuivit.
- J'ai eu un accident. Puis elle ajouta, en parlant moins fort. Mais ce n'est pas arrivé.
- C'est amusant. Tu es en pleine santé pour une survivante. Maintenant, dis moi pourquoi tu ne me dis pas tout ?
- Je crois que c'est exactement ce que je viens de faire. Insista Lemie.
- Balivernes. Tu m'as parlé de tes derniers mois de vie. Tu as quoi ? La trentaine ? Et tu viens de me résumer six mois de ton existence. Que s'est il passé avant ?
- Je... euh...
Lemie chercha ses mots, incapable d'ajouter quoi que ce soit. En tentant de fouiller dans sa mémoire, elle s'aperçut qu'un vide s'y était installé. Un immense trou noir que rien ne voulait éclairer. Cela n'avait aucun sens. Lemie se souvenait avoir toujours eu des mauvais rapport avec ses parents, sans pour autant pouvoir y poser un souvenir précis. Autant qu'elle avait un souvenir lointain d'une époque où se mélanger au monde ne l'effrayait pas tant que ça. Mais tout était troublé, impossible à atteindre. Elle n'avait pas oublié avoir eu des amis, dans un autre temps, mais leurs visages comme leurs noms s'étaient effacés, eux aussi. Et puis, eux mêmes avaient fini par disparaître, parce que ça, Lemie le savait encore, c'est ce que les gens font : ils disparaissent.
Puis elle prit un moment. Quelques secondes pendant lesquelles elle se souvint avoir souffert. A l'image de ses autres bouts de mémoire, mais bien plus fort. D'une façon si violente qu'aucun mot n'aurait pu l'exprimer. Quelque chose qui l'avait profondément marquée, et changée dans sa chair. Pourtant, elle eut beau être frappée de plein fouet par cette évidence, elle ne put dire de quoi il s'agissait. Elle lança un regard à l'homme, les yeux vitreux mais incapable de pleurer.
- Tu as oublié jeune fille ? Reprit le SDF.
- C'est étrange, mais...
L'homme ne laissa pas le temps à Lemie de s'engouffrer dans une réponse aux allures de justification.
- J'ai compris. Tu te souviens très bien de ce que tu as vécu. Mais tu fais en sorte que ce ne soit pas le cas.
- Non. Vraiment. J'ai beau chercher, je ne saurais vous dire.
- Tu vois, jeune fille, c'est ce qu'il y a de merveilleux dans l'esprit humain. Il peut s'inventer une liberté. Celle de se faire croire qu'il a oublié. Qu'il a su faire main basse sur un passé trop troublant, trop pénible. Mais un jour, ce souvenir te reviendra. Quand tu seras totalement convaincue de l'avoir oublié. Tu verras, jeune fille. Ce jour là, tu te souviendras de ce que je te dis ce soir.
- Je n'en suis pas si sûre. Murmura Lemie.
L'homme se mit à rire à gorge déployée. Puis, en déposant sa main sur celle de la jeune femme, il ajouta :
- Il y a une solution à tout. Lorsque l'on a oublié le début, il suffit de reprendre à la fin. Simplement parce que ce que tu crois être l'origine, ne l'est jamais vraiment. Mais c'est en te souvenant de tout, qu'à la fin, tu trouves tes réponses.
- Que voulez vous dire par «reprendre à la fin» ?
- Commence par ta douleur jeune fille. C'est elle qui t'empêche de voir au delà. Elle qui t'oblige à oublier une part de toi, par peur d'affronter celle ci. Elle toujours qui te prive de qui tu es vraiment. Alors souffre ! Et quand tu auras suffisamment souffert, souviens toi du pourquoi ça te fait à ce point mal. Souviens toi que la douleur qu'impose un échec, est toujours proportionnelle à la joie qui l'a précédée.
Lemie fut totalement troublée par les propos du vieil homme. Lui qui ne possédait rien, et qui, pourtant, semblait avoir toute la sagesse nécessaire pour comprendre le sens de la vie, et ses mécanismes. Elle sentit que la discussion n'irait pas plus loin et décida d'enfin se relever, pour que leurs routes se séparent à nouveau. Elle le salua, et après avoir lancé un sourire de gratitude, sans prononcer le moindre remerciement, elle tourna le dos pour s'en aller. Quelques pas après, elle crut l'entendre lui dire "à bientôt", comme s'il était persuadé qu'ils allaient se croiser à nouveau. Dans le doute, Lemie ne se retourna pas. Elle garda ces mots en tête, sans être capable d'être certaine qu'il les avait prononcés.
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L'Appartement
Short Story"La solitude, autant qu'on peut la vouloir ou l'espérer, sonne comme un abandon quand elle s'éternise un peu trop".