Oli se planta sur le tapis, en attendant que Lemie lui dise quelque chose d'important. Elle se retourna et ne vit plus son hôte. Derrière elle se trouvait uniquement le couloir vide. Personne. Plus personne. Elle n'avait pas pu quitter les lieux, c'était impossible. Il n'y avait eu aucun bruit annonciateur de départ. Et puis, cela ne ressemblait pas à Lemie. Il était impossible qu'elle disparaisse sans prévenir dans un tel moment. La seule qui aurait pu se vanter d'une telle attitude, c'était Oli. Cette dernière ressortit de la pièce, se posta à l'entrée du couloir en tentant d'appeler Lemie. Mais rien. Aucune réponse ne vint à elle. Elle entra à nouveau dans la salle de bain, comme si elle sentait que c'était ce qu'elle devait faire, plutôt que de la rechercher.
Dépitée, Oli appuya ses mains sur le rebord du lavabo, et leva les yeux. Soudain, dans le miroir, le reflet qu'elle vit lui fit peur. Elle posa ses mains sur son visage, en touchant et en palpant les moindres contours, en se répétant que tout cela n'était pas possible. Elle aurait eu envie de hurler, sans s'en sentir pour autant capable.
Oli ferma les yeux un instant, dans l'espoir que tout ceci ne soit pas réel. Elle les ouvrit à nouveau et vit ce visage, celui de Lemie. Le sien. Pas à ses côtés, pas dans la pièce, mais à sa place, simplement à sa place. Son reflet était celui d'une autre, d'une fille qu'elle s'était acharnée à bousculer depuis des mois. Cette même personne qui lui avait largement sous entendu qu'elle tentait de devenir son amie, quand Oli se battait pour en faire son ennemie. Elle fut perdue, désorientée. Elle se laissa tomber au sol, tandis que des larmes vinrent la submerger, tout comme le trouble et l'effroi qui lui prirent au ventre. Parce que lorsqu'un coeur est brisé, c'est dans le ventre que l'horreur prend vie. Elle le sentit au plus profond de ses entrailles. Et elle souffra, encore et encore. D'une douleur telle qu'elle ne put penser qu'elle puisse un jour s'en aller. Ou s'atténuer progressivement, jusqu'à ne plus être qu'un mauvais souvenir.
Au milieu de sa détresse, elle ne comprit rien de ce qu'il se passait, mais sa mémoire ne tarda pas à la maltraiter. Tout lui revint. Tout. Depuis la fin, jusqu'au début. Chaque fois qu'elle avait été avec Lemie, et qu'elle était en fait avec elle même. Avec cette part de son moi intérieur dont elle ne voulait plus et dont elle avait tout donné pour que celle ci ne soit plus. Lemie représentait cette tristesse qu'elle ne supportait plus, et dont elle avait eu besoin de se détacher, car la joie ne doit faire que la fuir. Lemie n'existait pas. Elle n'avait jamais existée. Elle se promenait autour d'elle, autant qu'à l'intérieur d'Oli, depuis toujours. Elle renfermait tout ce flot d'émotions dont elle ne pouvait se débarrasser sans la tuer.
Elle releva la tête, les yeux humides, presque noyés, et jeta un oeil vers la baignoire. Sa mémoire continua de lui revenir avec une telle violence, qu'une migraine lui eut parue d'une douceur extrême. Elle revit tout ce que Lemie avait vécue, tout ce qu'elle avait en réalité subit. Ses parents, qui l'avaient tant rejetés, Dirdre, qui ne l'avait pas empêché d'atterrir dans un tel endroit, le SDF, qui l'avait sagement conseillé. Et puis lui, son petit ami. Celui qui l'avait tant blessée. Elle ne sut plus très bien qui avait pu être réel, et qui ne l'avait jamais été. Son histoire d'amour elle même, avait elle été réellement vécue ?
La mémoire d'Oli continua sa route. C'est alors qu'elle revit en détail le moment où tout avait basculé. Ce fut ce soir là, cette nuit où il avait choisi de la quitter pour une autre. Elle se revit entrer dans sa salle de bain, bien plus jolie que celle qu'elle avait sous les yeux maintenant. L'élégance des deux décors étaient incomparable. Ici, tout était abîmé, on sentait l'humidité qui s'était infiltrée depuis longtemps. Là bas, la baignoire était d'un blanc à faire mal aux yeux. La pièce était intégralement carrelée de gris clair. Les tons étaient tranchés par des meubles rouges et modernes. C'était si différent.
Elle revit alors ses derniers gestes. Elle se vit ainsi déposer une lettre d'adieu sur le petit meuble, à côté du lavabo. Puis elle se vit prendre soin de se déshabiller, et plier ses vêtements avec minutie, comme si cela avait une importance. Pendant ce temps, l'eau coulait pour remplir la baignoire. Avant d'y entrer, elle se vit ouvrir l'armoire à pharmacie. Celle ci était pleine à craquer de tout le nécessaire pour des tas de situations. Du plus petit bobo, à la plus grosse envie d'en finir. Elle se vit alors attraper de nombreuses boîtes de médicaments. Assez pour assommer un cheval. L'objectif de ce cocktail lui sembla très clair. Elle voulait s'endormir, sans plus jamais se réveiller. Mais surtout, arrêter de vivre, ce qui ne paraissait pas avoir été efficace sur la question.
Après avoir sorti un nombre incalculable de comprimés, elle les avait avalé, suivi d'un grand verre de vodka, pour panser ses blessures. Puis elle se vit entrer une jambe dans l'eau presque bouillante. Elle y imprégna tout son corps. Elle donna l'impression de prendre quelques instants pour contempler les lieux. Dans ses propres yeux, elle lut cet adieu qu'elle avait écrit dans sa lettre. Soudain, elle attrapa un couteau qu'elle avait pris dans la cuisine au préalable, et qui se trouvait posé sur le rebord de la baignoire. Tout avait été prévu, dans les moindres détails. C'était celui avec le manche orange, le plus tranchant de tous. Elle pressa la lame sur son poignet, à la verticale. Elle avait lu quelque part que c'était plus efficace ainsi, qu'à l'horizontal. Puis elle se vit observer le sang quitter ses veines, tout en montrant ses premiers signes de fatigue, grâce aux médicaments qu'elle avait avalé.
La main qui tenait le couteau fit un mouvement vers l'extérieur de la baignoire, comme sous l'effet d'un spasme. Et alors qu'Oli perdait peu à peu ses forces, sa main lâcha l'objet qui tomba sur le sol, provoquant un son familier.
C'était ça, le bruit. Celui que Lemie lui avait raconté. Celui qu'Oli avait entendu, en s'interdisant d'admettre que c'était bien elle, qui l'avait perçu. C'était à ce moment là que tout avait basculé, et qu'elle était devenue autant Oli que Lemie, piégée dans un entre deux interminable. Où aucun repère n'existait. Où les gens qui le peuplait n'était qu'imagination pour s'empêcher de retrouver son chemin. Dirdre avait sans doute été inventé pour justifier son changement de lieu de vie. Mais elle avait pourtant conscience qu'il incarnait une sorte de mal. Elle s'était entendu le dire, lorsque dans son autre réalité, elle avait jeté une pierre dans la fenêtre de sa maison, prétextant qu'il avait fait du mal à Lemie, et qu'elle ne le savait pas encore. Maintenant, elle savait.
Pire encore, cette amie dont elle prenait des nouvelles, celle qu'elle avait trahit. Celle qu'elle avait abandonnée. C'était elle, ça n'avait jamais été personne d'autre. Créée par son esprit pour refuser la douleur, et l'infliger à une autre, plutôt qu'à elle même : Son ennemie.
Et puis, le SDF, qui fut son seul repère. La seule partie d'elle même encore capable de raisonner. Dire qu'elle l'avait rencontré très vite, et qu'elle n'avait pas pris la peine de l'entendre réellement. Sans compter ces événements. L'incendie au travail : encore une façon de se convaincre qu'être coincée là, n'avait strictement rien d'anormal. Enfin, le serrurier, probablement une épreuve pour sceller le besoin d'attachement entre Lemie et Oli. Tout sembla pleinement clair à la jeune femme. Et plus son esprit saisissait tout ça, plus la douleur se montrait insupportable. Il faut parfois souffrir jusqu'au bout, pour avancer enfin.
La prise de conscience n'en fut que plus violente. Elle venait de se souvenir de la fin de son histoire. Ce moment où tout s'était arrêté, et qui avait donné vie au début de tout autre chose, de bien plus sordide. Terrifiée, la jeune femme se coucha sur le sol, les jambes repliées, ses genoux au niveau de sa poitrine, et ses bras pour les serrer, comme pour se rassurer. Elle souffrait. La douleur fut telle qu'elle aurait voulu mourir, encore une fois, pour que tout s'arrête, autant qu'elle aurait voulu revivre, pour que tout change. Sa respiration se coupa. Elle eut peur. Elle voulut quitter cet endroit. Cet entre deux qui la retenait prisonnière. Mais elle le savait, le problème de tout lieu, était le cerveau. Il suffisait qu'elle ouvre les yeux. Il suffisait de si peu. L'instant dura une éternité. Encore. Plusieurs nuits, plusieurs jours. Qui sait ? Quand il ne reste que de la souffrance, le temps ne compte plus. Une seconde peut alors sembler un siècle. Un siècle peut ressembler à l'éternité. A ce moment là, Oli comprit que si, pour ne plus souffrir, il lui fallait vivre, alors, elle le ferait. Elle cesserait de fuir sa détresse et apprendrait à cohabiter avec elle. Si mourir n'était pas la solution, il fallait accepter le prix de la seule autre option restante. A bout de nerf et de fatigue, Oli ferma les yeux, et s'endormit d'un sommeil agité et pénible, dans sa posture inconfortable.
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L'Appartement
Short Story"La solitude, autant qu'on peut la vouloir ou l'espérer, sonne comme un abandon quand elle s'éternise un peu trop".