Lorsque j'entrais dans la salle d'arts appliqués, je commençais toujours par fermer les yeux et humer l'air. J'avais l'impression qu'en sentant l'odeur de peinture séchée et du papier vieilli je me rapprochais d'elle. Comme si ces odeurs réunies dans une même pièce signifiait qu'elle n'était pas loin. En rouvrant les yeux, de la même façon qu'un électrochoc réveille un mort, je revenais à la réalité. Celle où la véritable artiste n'était plus parmi nous et où j'avais pris sa place alors que dessiner ne me plaisait pas.
Ma prof d'arts appliqués était ce genre de personnes légèrement décalées. Ce genre de personnes qui voient l'art sur une peau de banane noircie, déposée dans un bocal à poissons rouges. Elle ne cessait de nous répéter que l'art ne l'était que parce qu'on l'avait décidé et que nous pouvions voir la vie en une œuvre elle-même si nous le souhaitions. En soi, elle avait raison, nous définissons une "œuvre" comme telle parce que l'artiste en a décidé ainsi. Cependant, la vie n'est pas une œuvre. Une œuvre, même éphémère, doit être admirée, elle doit délivrer un message afin de laisser une trace de ce que nous étions. Or, la vie, bien qu'éphémère, n'est pas admirable : qui admire le fait de naître pour mourir ? D'autant plus qu'elle ne délivre aucun message, elle n'est qu'une contradiction depuis la naissance de la racine, jusqu'aux feuilles qui meurent sur le sol.
Je gardais toujours mes réflexions pour moi. Je faisais mes dessins et ne parlait pas. C'était mieux comme ça, je n'étais pas là pour me faire des amis, seulement pour me rapprocher d'elle. Je n'étais pas vraiment douée mais je dessinais toujours la mer, parce que c'était ce qui restait d'elle. Parfois j'y ajoutais son ombre, comme si elle me regardait de là où elle était. Personne ne m'avait jamais rien dit par rapport au sujet perpétuel de mes dessins, aucun des élèves ne se préoccupait des autres, ils étaient tous dans leurs « pensées artistiques » comme aimait le répéter Sally, la prof.
Elle aussi ne m'avait rien dit, elle se postait près de moi, levant la tête pour me regarder derrière ses verres dignes de hublots, et me conseillait sur certaines techniques. Je hochais la tête, sans un mot, en évitant soigneusement de regarder son crâne dépourvu de cheveux, ou presque, puisqu'elle avait réussi la prouesse de colorer en rouge les quelques mèches encore subsistantes. Un autre délire artistique peut-être.
Pendant que le pinceau laissait couler la peinture sur la toile, je m'imaginais qu'un jour elle verrait chaque trace de peinture que j'avais laissée. J'espérais qu'elle y lirait la tristesse de son départ, la douleur de papa et qu'elle s'en excuserait. Peut-être qu'elle changerait d'avis et qu'elle reviendrait. Je nous voyais assis face à la mer, les yeux fermés, trop occupés à savourer les effluves d'un bonheur retrouvé.
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Nos Âmes Brisées (EN REECRITURE)
Ficção AdolescenteIl y a ces moments où l'on s'aperçoit que nous ne tenons plus que sur un fil, si fin qu'une lésion peut nous être fatale. Depuis qu'elle est partie, leurs vies se sont effondrées. Ils se sont éloignés jusqu'à devenir des étrangers, attendant chacun...