*Sacha*

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Je n'avais jamais imaginé que Camille pouvait s'arrêter de rire. Je n'avais jamais imaginé que notre vie changerait à cause de mes tourments. Je pensais qu'ils m'aideraient, je pensais que c'était ça une famille. Il faut croire que je m'étais trompé. Parfois, cette famille qui vous aime ne vous protège plus, ne vous aide plus, ne vous aime plus. Il y a ces choses, ces secrets, qu'il ne faut garder que pour soi. Mais ça, je ne le savais pas. C'est le genre de trucs utiles, que l'on ne vous apprend pas. Il n'y a pas d'école pour vous dire que certains sujets doivent être auto-censurés car les autres ne le supporteraient pas.

Je ne pensais pas provoquer l'ouragan dans la mer calme et paisible qu'était notre vie. L'ouragan, il dévaste tout sur son passage, il souffle, il soulève la mer et il est si rapide que tu n'as pas le temps de t'enfuir. Courir ne sert à rien, il finit toujours par te rattraper. Après son passage, le silence est lourd, pesant, tu n'as plus qu'à ramasser les décombres et tenter de recoller les morceaux, un à un. La reconstruction est coûteuse, difficile, il faut l'escalader, surmonter les obstacles et ne jamais abandonner car elle dure des années, toute une vie parfois.

J'avais par malheur déclenché l'ouragan qui avait dévasté notre vie, un ouragan qui laissa une marque profonde dans chacun de nos cœurs, sur chacun de nos corps. Il me suivait partout, comme l'ombre du requin suit sa proie. Je le sentais s'immiscer en moi et en chacun de nous, afin de nous détruire, petit à petit. Je résistais depuis quatre longues années, mais j'avais compris que mon père n'y arrivait plus, il se laissait emporter par les flots de l'alcool, attendant son heure, se rapprochant dangereusement de jours en jours.

Chaque photo me faisait mal, chaque élément de cette ancienne vie me rappelait ce souvenir, comme une épée qui entaillait un peu plus mon cœur, déjà bien amoché. Je pensais à nos fous rires, à ces moments de plaisir, que nous avions passés soudés. Je ne savais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir exprimé tout haut ce qu'il se passait dans ma tête avait changé la vision des autres. Je ne comprenais pas. Pourtant, ces tourments avaient toujours fait partis de moi : je vivais avec, comme ma famille avait vécu tous les jours avec moi, sans jamais rien remarquer d'anormal. Peut-être s'étaient-ils imaginés un autre moi, que je n'avais jamais été. Un "moi" idéal qui s'était effrité, face à l'ampleur de mes problèmes.

Depuis, je n'allais plus à l'école pour ne pas entendre les murmures à mon passage, pour ne pas voir le regard attristé, et parfois même apeuré, des professeurs se posant sur moi. Je ne voulais pas entendre les railleries à mon sujet, je ne voulais pas sentir leurs regards inquisiteurs se poser sur moi, comme pour m'accuser d'être ce que je suis. Je me sentais lâche, je me sentais vide.

Je prenais des cours par correspondance parce que Mamina insistait, elle disait que c'était bon pour demain, quand ma tête irait mieux. Moi, je le faisais pour lui faire plaisir et pour éviter qu'elle ne se pose trop de questions. Il ne fallait surtout pas l'inquiéter. C'est pour ça qu'on ne la voyait plus chez nous, je lui disais qu'il ne fallait pas déranger papa parce qu'il travaillait beaucoup pour nous faire vivre. Certains jours, je lui expliquais qu'il était en pleine déprime et qu'il ne valait mieux pas le déranger. Il était impossible de lui avouer que mon père n'était plus qu'un cadavre qui gisait sur la moquette de l'étage, une bouteille à la main telle une extension de son propre corps.

L'alcool avait ravagé son esprit, il n'en restait plus qu'une enveloppe corporelle à la peau grise, aux yeux vitreux et à l'haleine insupportable. Mamina n'aurait pu le reconnaître. J'allais tout de même régulièrement chez elle car elle avait toujours été compréhensive avec moi, elle m'écoutait et me réconfortait. C'était la seule qui avait compris et qui tentait de m'aider. Pour moi, elle était le soleil qui illuminait l'ouragan de ses rayons. Celui qui perce entre les nuages. Son sourire me faisait du bien et j'aimais me réfugier chez elle, où rien n'avait bougé, tout avait toujours été à la même place. Lorsqu'on passait la porte de sa petite maison, une odeur de fleurs fanées et de thé à la camomille vous envahissait, vous invitant à vous installer avec elle. Elle portait des robes fleuries, rien d'autre, et sirotait son thé dans son fauteuil, dont le cuir était si usé qu'il s'effritait, tout en lisant les potins du matin. Dès qu'elle me voyait, elle posait sa tasse sur le guéridon, levait les yeux de ses articles et me regardait par-dessus ses lunettes avec un regard bienveillant.

- Comment va mon petit chat ? me demandait-elle d'un air enjoué.

Après seize ans de "mon petit chat", je ne me lassais toujours pas de l'entendre sortir de sa bouche, comme un code pour confirmer que c'était bien elle. 

Nos Âmes Brisées (EN REECRITURE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant