*Camille*

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La journée, je m'échappais de cette maison hantée dans laquelle nous vivions. Je montais sur mon vélo et pédalais de toutes mes forces, le plus vite possible, de peur que la maison ne me retienne. Je ne m'arrêtais que lorsque j'arrivais devant les grilles du lycée, essoufflée mais soulagée d'être arrivée.

Le lycée était une sorte d'échappatoire du quotidien, même si à vrai dire je ne savais pas trop ce que je faisais là. J'imagine que j'allais au lycée parce que je n'avais nulle part d'autre où aller, parce qu'au départ j'avais des amis à retrouver, un avenir à dessiner. Mais cela s'était envolé aussi vite qu'elle. Alors, j'allais en cours pour ne pas penser, pour que les gens oublient ce qu'il s'était passé aussi. Ça leur évitait de parler. Je ne me préoccupais plus d'un avenir qui m'étais devenu étranger, trop irréel, presque impossible à effleurer du bout des doigts. Il n'y avait plus d'avenir pour des personnes comme moi. Ma vie s'était arrêtée quand la bombe avait explosé au milieu de notre famille. Je vivais au jour le jour, laissant les choses bouger autour de moi, pendant que je les regardais passer. J'étais spectatrice du film des autres, spectatrice de ma propre déchéance, et de la vie qui continuait. Mais, à quoi bon essayer de vivre quand on ne survit pas ? J'espérais que la libération arriverait. Ma libération je ne la voyais pas sur Terre. La vie ne m'avait rien donnée, elle m'avait trop déçue pour que je puisse la voir autrement qu'un tombeau. On avait tous un revolver au creux de la tempe, on n'ignorait seulement le moment où une force extérieure pousserait la détente.

Au lycée, je m'étais éloignée de mes anciennes connaissances pour rejoindre le groupe des "marginaux". Autrement dits, ce petit clan de personnes qui représentent, et revendiquent même, une société en marge de la société traditionnelle. Ainsi, nous avions notre coin à nous, derrière le bâtiment ancien. C'est là que l'on se retrouvait pour consumer nos propres vies ensemble, à l'image des joints que nous fumions à longueur de journée. Ce que j'aimais chez eux, c'est qu'ils ne posaient pas de questions, peu leur importait d'où tu venais et qui tu étais avant de les rencontrer. Si tu payais ta part, il n'y avait pas de problème. Ils ne parlaient pas beaucoup mais cela m'arrangeais, je n'en n'avais pas envie. Parler est inutile quand tu n'as rien à dire. Ils ne savaient pas grand-chose de moi et j'en savais peu sur eux, mais cela n'était pas le but de notre relation.

Il y avait Wendy, une fille qui semblait s'habiller tous les jours avec les vêtements de sa grand-mère : des vêtements à la mode d'un autre temps, usés jusqu'à la corde et aux couleurs ternies par peut-être plusieurs générations de lavages. Ses cheveux de jais étaient si longs, que même sa tresse lui descendait sous les fesses. Il était facilement imaginable qu'elle ne les avaient pas coupés depuis plusieurs années. D'ailleurs, elle disait qu'elle était contre toute forme de choses qui ne servaient qu'à embellir notre vie et notre satisfaction personnelle. Je pense qu'elle était là parce qu'elle fabriquait un alcool exceptionnellement fort, qui vous arrachais la gorge, mais qui détendais.

Recette familiale ! nous disait-elle.

Elle était la seule qui ne s'arrachait pas les poumons au bout de deux gorgées. Je m'imaginais que, bébé, ses parents lui en mettaient dans son biberon.

Ensuite, il y avait Ulysse. Il n'était pas difficile de deviner que ses parents étaient professeurs de latin. Je pense d'ailleurs que c'est pour oublier son prénom qu'il s'était créé un total look punk. Il était plutôt gringalet avec une énorme crête rose, qui relevait plus de la corne que de la crête, et une bonne vingtaine de piercings, dont un sur le nez, qui me perturbait particulièrement. Je prenais toujours soin d'éviter de le fixer, mais le fait de penser à éviter de le regarder, m'incitait tout de même à y jeter des coups d'oeil insistants. Chaque fois qu'il se trouvait face à moi j'espérais qu'il ne remarquait pas ma gêne. Ulysse me rappelais ce temps où elle était encore là. Je me souvenais d'elle me disant que les personnes les plus gentilles se protègent derrière les visages de durs à cuire. Elle, elle s'était cachée derrière un visage généreux pour masquer son égoïsme. Cependant, elle ne s'était pas trompée. Le jeune punk offrait un contraste surprenant entre son style vestimentaire et sa personnalité réservée.

Enfin, il y avait le garçon le plus énigmatique qui puisse exister. Il était grand et fin, pas particulièrement beau et pas très remarquable. Ce qui le rendait aussi insondable était que même parmi les marginaux, il était un marginal. Personne ne savait réellement qui il était, ce qu'il faisait en dehors du lycée. Son "truc" à lui, c'était seulement de se shooter. Il parlait beaucoup et quand il parlait tout le monde l'écoutait. Mais quand il parlait, il ne parlait jamais de lui, seulement des autres. Il s'appelait Daniel et c'est tout ce que nous avions à savoir. Il se trouvait pourtant que j'avais une relation avec lui. Ce n'était pas un petit ami, seulement un être humain qui cherchait du réconfort de temps en temps, tout comme moi. Nous n'avions rien en commun, mis à part nos envies suicidaires, un joint de temps en temps, et un peu d'alcool. Je ne me souviens toujours pas comment tout ça avait commencé, nous ne devions déjà plus être nous-mêmes à ce moment-là.

Nous mettions de la musique et nous nous droguions, ensemble. Au moins, nous avions chacun de la compagnie, c'était toujours mieux que d'être seul. Je ne saurais dire si nous nous considérions comme des amis, nous étions plutôt des compagnons de route dans la vie de chacun, on se retrouvait et nous savions que nous ne ferions pas notre vie ensemble. 

Nos Âmes Brisées (EN REECRITURE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant