*Camille*

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La toile était blanche, neutre et lisse de toute idée, de tout sentiment. La toile vide, ou la peur de tout artiste, la peur d'être soi-même vide, dénué de créativité, de nouveauté, de sensations. La toile est un néant en soi, et ne prend forme que sous la main d'un autre, puis sous le regard de son spectateur. Elle devient ce que nous avons décidé de façonner pour elle. La toile est alors le seul témoin des profondeurs de l'artiste, elle matérialise ce que nous ne pouvons voir de l'extérieur.

Je l'observais, palette à la main. J'avais cru que ce néant représentait nos vies, vides de sens, de but réel, vouées à être inexorablement limitées, sans que nous ayons connaissance de notre propre fin, avant qu'elle n'arrive. Mais je m'étais trompée. Ma vision de la toile, ma définition de la vie avaient été aveuglées par des pensées parasites, des pensées dépressives. En effet, même le néant existe, le néant n'est pas rien puisqu'on le nomme. Non, cette toile blanche ne représentait pas ce vide de la vie mais en était la base, le point de départ à partir duquel nous construisons notre vie, notre but. La toile est seulement la page vierge qui nous laisse choisir notre direction, le chemin que nous souhaitons suivre.

Je regardais autour de moi. Les autres élèves avaient déjà commencé à travailler leur oeuvre. La professeure passait entre les chevalets, s'arrêtant de temps à autres pour prodiguer ses conseils, échanger des idées. Je pris un pinceau fin, le plongeait dans un jaune qui me rappelait le soleil d'été. Puis, d'un coup sec de poignet, la peinture vola en gouttes éparses et s'écrasa aléatoirement sur le blanc jusqu'alors immaculé. Je répétais l'opération avec du vert tendre, puis du plus foncer, avant de m'attaquer au rouge puis au violet. Je choisissais mes couleurs avec soin, les mélangeant pour en créer de nouvelles, parfois plus joyeuses, parfois plus tristes.

- Tu t'es lassée de l'océan ?

La voix douce et la présence, parfois dérangeante, de la professeure, me prit par surprise. Elle venait de me tirer d'une certaine torpeur, un moment d'abstraction complet, où le monde n'était plus qu'entre mes doigts. Ainsi, j'eus de la peine à détacher mon regard de mon oeuvre, comme absorbée par ma propre créativité. Je finis tout de même par la regarder, à travers ses grosses lunettes rondes, tout en tentant de ne pas fixer son crâne de plus en plus dépourvu de cheveux.

- Non. C'est seulement que ce n'est pas moi qui aimait peindre l'océan.

- Alors, as-tu enfin trouver le bon chemin vers toi-même ?

Je pris quelques instants pour réfléchir à ma réponse. Je tournais à nouveau mon regard sur ma peinture, puis répondis :

- Je ne l'ai pas encore atteint, mais je suis sur le chemin.

Elle acquiesça, visiblement heureuse de ma réponse, puis partie vers un autre élève. Sans attendre je replongeais dans ma fibre créative, absorbée par mon travail.

La fin du cours arrivant, je m'écartais de mon chevalet afin d'admirer mon travail d'artiste, le tout premier. Le blanc de la toile était alors maculé de tâches aux couleurs les plus claires se mélangeant avec les plus noires. Le fond faisait ressortir cette myriade dans un arc en ciel que je trouvais des plus somptueusement représentatif de mon état d'esprit. Je dois avouer que j'étais plutôt fière du résultat et avait même hâte de revenir au prochain cours afin de finir le tableau. J'entrepris donc de ranger mon "espace de création" comme nous l'appelions, plongeant pinceaux pigmentés dans du white spirit et grattant tant bien que mal les traces de peinture à l'huile, qui séchaient déjà sur la table.

- C'est très beau.

Je sursautais au son de cette voix, qui ne m'étais pas inconnue. Je n'osais me retourner, ne sachant comment me comporter. Je jetais de furtifs coup d'œil autour de moi, m'assurant qu'il n'y ait plus personne dans la pièce. Il se racla la gorge, visiblement aussi mal à l'aise que je l'étais. Je décidais de me tourner vers le tableau, pour ne pas paraître impolie mais ne pas non plus montrer mon embarras. La sensation de chaleur insoutenable se propageant sur mon visage m'indiquait que mes joues avaient virées au rouge, bien malgré moi.

- Merci, soufflais-je si doucement qu'il lui fallu tendre l'oreille pour m'entendre.

- Qu'est-ce que cela représente ? Demanda-t-il, évitant le silence pesant.

- Ce n'est pas encore fini.

Il hocha la tête. Je savais qu'il ne m'en demanderais pas davantage et je repris mon nettoyage. Je pensais qu'il s'en irait, mais il attendit, face à mon oeuvre incomplète. Il ne dit rien, observant seulement chaque détail de ma peinture, que je n'avais pourtant pas pris autant de soin à réaliser, maltraitant mes pinceaux afin que la peinture s'écrase le plus naturellement possible. Une fois ma tâche terminée, je lui fis signe qu'il était temps de partir de l'atelier, que j'avais monopolisé déjà bien trop longtemps. Il me suivit dans les couloirs du bâtiment, toujours aussi silencieux. Je remarquais alors que son visage était légèrement crispé, certainement signe de son humeur pensive.

C'est seulement arrivés sous le soleil matinal qu'il parla enfin. 

Nos Âmes Brisées (EN REECRITURE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant