Chapitre 11 - Sur la route

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Quelque chose marchait vers elle, depuis les profondeurs de la forêt. Une chose énorme, noire et ancienne, qui pliait tout sur son passage. Dans la pénombre verte et épaisse qui régnait sous les arbres aux troncs serrés Sarah ne distinguait encore rien, mais elle pouvait sentir son approche.

Elle la percevait dans les infimes vibrations qui agitaient le sol, dans le silence soudain et inquiet qui s'était emparé de la forêt autour d'elle. Elle la devinait dans le murmure de son sang, qui s'était mis à couler un peu plus vite dans ses veines.

Je ne devrais pas rester ici, pensa-t-elle. Pourtant elle ne bougeait pas. Elle aurait dû être terrifiée, elle le savait, mais sa peur était comme émoussée. Étouffée par un autre sentiment plus vif et plus profond ; une attente, un désir, qu'elle aurait bien été en peine de définir clairement.

Quelque chose de froid effleura sa joue. Un flocon de neige. Sarah leva les yeux et vit d'autres flocons tourbillonner paresseusement dans l'air. Un ciel d'une blancheur d'os s'étendait au-dessus de sa tête, et elle réalisa qu'elle ne se trouvait pas au cœur des bois comme elle l'avait d'abord cru, mais dans une large clairière. Comment avait-elle pu se tromper à ce point ?

De hautes pierres érodées par le temps, aux flancs tapissés de lierre et de lichens roux, se dressaient autour d'elle, formant un cercle approximatif. Un autre bloc de granit, presque invisible sous le taillis de ronces qui le recouvrait, était renversé en son centre. Un souvenir fusa dans l'esprit de Sarah, comme un poisson argenté filant sous l'eau, mais il se perdit avant d'avoir pu atteindre la surface. L'endroit avait pourtant quelque chose de terriblement familier...

Soudain, elle la sentit à nouveau, cette présence obsédante. Elle était plus proche cette fois. Le cœur battant, elle scruta la clairière autour d'elle mais la neige s'était mise à tomber dru, et elle ne discernait rien au travers de cet épais rideau. Le froid s'intensifia et une couche de givre se forma sur l'herbe, qui se hérissa de blanc. Un vent chargé d'une odeur d'hiver secoua la cime des arbres, dispersant au loin leurs feuilles mortes. Mortes ? N'étaient-elles pas vertes et pleines de sèves juste un instant auparavant ?

Des arabesques de gel apparurent sur les pierres levées, puis s'étendirent jusqu'à les recouvrir entièrement d'une pellicule translucide. Sarah sentit ses muscles se tendre, en alerte. La chose était tout près, maintenant. Une gangue de glace emprisonnait à présent la clairière entière, la transformant en un paysage de conte de fée, tout scintillant d'argent. Puis les arbres devant elle s'agitèrent et s'écartèrent, comme pour livrer passage à quelque chose d'immense. Enfin, pensa Sarah, tandis qu'une étrange excitation la submergeait...

La clairière disparut aussi brutalement qu'elle était apparue, laissant place à un tout autre décor.

Une silhouette sombre et menaçante se courbait vers Sarah pour l'enlacer. Quelque part, très loin, jouait une mélodie d'orgue de barbarie et des lumières multicolores scintillaient, aussi distantes que des étoiles. La jeune femme voulut se dégager et fuir, hurler, griffer, mais ses membres refusèrent de bouger. Une face cireuse se pencha sur elle ; ce ne n'était pas un vrai visage, à peine un masque, et ce qui se mouvait en-dessous restait indistinct et obscur. La forme sans visage resserra son étreinte et murmura quelque chose à son oreille.

Ouvre la bouche.

Horrifiée, elle tenta de résister au désir de lui obéir mais sa volonté ne lui appartenait plus. Malgré sa répulsion, ses lèvres s'unirent aux siennes en un baiser cruel. Des larmes brûlantes roulèrent le long de ses joues. Elle savait ce qui l'attendait ensuite. Elle se souvenait de la douleur. Elle ferma les yeux. Ce n'est pas réel, pensa-t-elle. Ça ne pouvait  pas être réel. Oui, c'était un rêve, et tout ce qu'elle avait à faire pour y échapper était de se réveiller.

Je dois me réveiller. Ce n'est qu'un cauchemar, rien de plus...

_  Je crois qu'elle revient à elle, elle a bougé...

La voix venait de tout près. Une voix jeune, masculine... et qu'elle était certaine de ne pas connaître. Sarah entrouvrit les yeux, désorientée. Elle était allongée sur la banquette arrière d'une voiture en marche. Neuve, d'après l'odeur. Quelqu'un avait étendu un manteau sur elle mais dessous ses vêtements étaient toujours un peu humides de pluie. Et son sac à dos avait disparu ! Elle se redressa, un peu trop vite, et la nausée lui monta aussitôt aux lèvres.

_ Ça va aller ? Vous n'avez pas l'air d'être dans votre assiette, s'inquiéta l'un des hommes assis à l'avant, un jeune type aux cheveux blonds si pâles qu'ils en paraissaient presque blancs.

Il avait des bleus au menton et une longue estafilade barrait son front ; les bords de la plaie étaient maintenus ensemble par des agrafes, et elle semblait toute récente. Sarah le reconnut aussitôt, ainsi que le conducteur près de lui. Les deux dingues qui avaient attaqués ces monstres dans le parc. Elle jeta un bref coup d'œil par la vitre : ils roulaient sur l'autoroute. Depuis combien temps avaient-ils quitté la ville, avec elle à leur bord ?

_ S'il vous plaît... arrêtez la voiture...

_ Écoutez, je crois que vous devriez vous rallonger un peu, vous n'avez pas l'air bien..., répondit le blondinet d'un ton qui se voulait apaisant.

Mais Sarah ne l'entendit pas de cette oreille.

_  Arrêtez cette putain de voiture, je veux descendre ! Maintenant !

Une nouvelle remontée de bile brûla la gorge de Sarah, qui porta la main à sa bouche. Ce nouveau haut le cœur sembla convaincre le jeune homme. Il n'avait sans doute pas très envie de la voir vomir dans sa voiture toute neuve.

_Très bien, très bien ! Calmez-vous ! On s'arrête... Gare-toi, il y a une aire à 200 mètres, ajouta-t-il à l'attention du chauffeur. Je pense qu'on a tous besoin de faire une petite pause.

_Tu es sûr ? L'homme jeta un regard rapide à Sarah dans le rétroviseur. Il vaudrait mieux rouler sans s'arrêter jusqu'à la commanderie et mettre autant de distance que possible entre nous et Veneur.

_ Tu préfères qu'elle soit malade dans la voiture ? Et puis, je crois qu'on devrait discuter un peu tous les trois.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant