Chapitre 31 - Le Nulle-Part

470 54 1
                                    

La cuisine du restaurant était telle que le chien l'avait laissée, presque déserte à cette heure matinale. Il passa devant les deux commis en tablier blanc, toujours pétrifiés autour de l'immense plan de travail en inox. Le premier était occupé à découper des pommes en quartiers, tandis que le deuxième se tenait debout devant le four allumé, les bras chargés d'un plateau couvert de viennoiseries prêtes à cuire. La sueur coulait le long de son visage empourpré mais il restait parfaitement immobile, comme indifférent à la chaleur de fournaise qui se dégageait de la porte ouverte. Quelque chose clochait dans ce tableau mais il n'aurait su dire quoi, rien ne semblait avoir changé. Il choisit de ne pas s'appesantir sur le sujet. Il y avait plus urgent...

Il huma l'air et, derrière l'odeur de fruits et de brûlé, flaira le doux arôme du sang. Sa bouche se remplit de salive tandis que sa mâchoire se déformait et que ses dents s'allongeaient. Cette fois sa proie ne lui échapperait pas, la cuisine n'avait pas d'autre issue que la porte derrière lui et le brouillard ne pourrait pas la cacher bien longtemps. La douleur fusa au bout de ses doigts lorsque ses griffes sortirent en transperçant la chair. La colère et l'excitation lui faisaient perdre le contrôle sur sa forme humaine, mais il n'en avait cure. Il allait venger les siens. Il trouverait cette garce d'ogresse et se repaîtrait de ses entrailles fumantes. Puis il jetterait son cœur encore palpitant aux pieds de son maître.

Il poussa un long aboiement de défi et sauta sur le plan de travail à quatre pattes. Il ne lui fallut pas longtemps pour la trouver, recroquevillée derrière une desserte, tout près du monte-charge... qui ne fonctionnerait pas sans un pass. Qu'elle était pathétique ! Si près d'une porte de sortie mais incapable de l'utiliser pour se sauver... Il prit son élan, ses griffes noires crissant sur l'acier inoxydable, et la plaqua au sol d'un seul bond puissant. Il referma les crocs sur la gorge de l'ogresse et les sentit s'enfoncer dans sa chair avec un grognement de satisfaction. Un sang chaud et salé inonda sa gueule. Il en ferma les yeux de plaisir...

Un trait de douleur brûlante traversa sa poitrine, quelque part tout près du cœur, et lui arracha un gémissement de souffrance et d'incompréhension.

Puis ce fut le goût de son propre sang qui lui emplit la bouche. Sa tête, soudain trop lourde, roula sur le côté, et ses yeux où la lumière s'éteignait se fixèrent sur le commis immobile à quelque pas de lui. Il vit ses mains figées au-dessus de la planche à découper. Vides. Alors il comprit ce qui clochait. Le couteau... Le couteau avait disparu.

Ambre repoussa le corps sans vie du chien qui pesait sur sa poitrine. D'innombrables traces de morsures et de griffures marquaient sa peau et elle était couverte de sang des pieds à la tête. Elle rajusta le morceau de tissus qui lui couvrait la bouche et le nez, et se releva pesamment, s'appuyant sur le mur jusqu'à ce qu'elle ait cessé d'avoir le vertige.

En matière de bagarre, l'ogresse avait toujours préféré se fier à ses poings plutôt qu'à des armes, qui lui avait souvent parues moins efficaces. Mais ce petit couteau de cuisine venait de lui sauver la vie. Dès qu'elle en aurait l'occasion, elle s'en achèterait un. Ou pourquoi pas... une épée. Une très grosse épée.

Elle entreprit de fouiller  les deux commis, puis le cadavre du chien et finit par trouver ce qu'elle cherchait dans la poche de son pantalon. Un petit rectangle de plastique blanc. Elle s'approcha des portes du monte-charge et glissa la carte dans la fente du lecteur. Un voyant vert s'alluma sur le boîtier. Bingo !  L'ogresse partit chercher ses deux compagnons, qu'elle avait laissés à l'abri dans les toilettes du restaurant, et les traîna jusqu'au monte-charge. Puis elle appuya sur le bouton d'appel.

Quelque part dans les profondeurs de l'hôtel une cabine se mit en marche dans un bourdonnement mécanique.

~*~

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant