Chapitre 22 - Le Pavillon de Chasse

705 86 13
                                    

Elles avaient presque atteint la Seine quand le corbeau se décida enfin à descendre et plongea en piqué vers l'unique lampadaire qui éclairait la ruelle cinq étages plus bas. Ambre se laissa glisser en souplesse le long d'une gouttière. Sarah sentit avec appréhension le métal trembler sous leurs poids conjugués mais elles arrivèrent jusqu'au sol en seul morceau.

_ Tu peux me lâcher, maintenant.

Il fallut un petit moment à Sarah pour arriver à détendre suffisamment ses muscles tétanisés. Ses bras lui semblaient aussi lourds que de la pierre. Elle mit pied à terre et regarda autour d'elle. Elles se trouvaient dans une minuscule ruelle pavée, un passage étroit entre deux immeubles qui finissait en cul de sac quelques mètres plus loin.

Le corbeau quitta son perchoir et vola jusqu'au recoin le plus sombre de la venelle, disparaissant dans l'obscurité. Quelque chose remua dans l'ombre puis une silhouette s'avança dans la lumière jaunâtre du réverbère, le corbeau posé sur son poing tendu. Le nouveau venu portait un long manteau noir, d'une très belle coupe mais qui avait connu des jours meilleurs. Une broche ancienne, en forme de tête de mort, était épinglée au revers qui s'effilochait. Il était de stature moyenne, plutôt svelte. Deux yeux d'un vert intense brûlaient au milieu d'un visage aux traits effilés, ombré d'un soupçon de barbe et encadré de cheveux châtains, un peu trop longs au goût de Sarah.

_Bonsoir, Sarah, je suis ravi de faire enfin votre connaissance.

Il s'inclina vers elle et lui sourit, d'un sourire charmeur qui le rendit presque beau.

_ Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sur la défensive. Je ne vous connais pas, comment pouvez-vous savoir comment je m'appelle ?

_ Oh, je sais encore bien plus que cela, ma chère. Mais permettez-moi de me présenter : je suis Simon. Simon le Magicien, pour vous servir.

Il parlait d'une façon un brin cérémonieuse pour quelqu'un de si jeune, car il ne devait pas avoir plus de trente ou trente-cinq ans. Quel drôle de type, pensa-t-elle, un personnage qu'on aurait cru échappé de l'un de ces vieux romans surannés que sa mère adorait, peuplés de jeunes filles en crinoline et de majordomes à l'air compassé. Elle voulut parler à nouveau mais il l'interrompit du geste.

_N'ayez crainte, je répondrais à toutes vos questions. Mais pas ici. Il y a un endroit bien plus confortable et plus sûr à deux pas. Suivez-moi, je vous prie.

Il n'attendit pas d'avoir sa réponse avant de se diriger vers le fond de la ruelle, imité par Ambre. Il fouilla dans ses poches, en sortit une petite clé de laiton, d'un modèle très ordinaire, et s'approcha du mur aveugle qui fermait la ruelle. On y devinait la trace d'une ancienne porte, mais elle était murée depuis belle lurette. Il introduisit la clé entre deux briques un peu descellées et la tourna.

Sarah contempla bouche bée le rectangle de lumière qui se découpait dans le mur, là où il n'y avait rien, une minute auparavant. Pas la moindre ouverture, pas même un soupirail, juste des briques noircies par l'humidité, bien solides et bien épaisses. Elle l'aurait juré.

Simon l'appela depuis le seuil brillamment éclairé :

_ Allons, ma chère, ne nous faîtes pas attendre.

Pas encore remise de sa surprise, elle le suivit, Ambre sur ses talons. La porte se referma derrière eux sans un bruit.

Ils pénétrèrent dans un vaste vestibule au sol jonché de feuilles mortes, au centre duquel un escalier monumental, flanqué de deux statues de cerfs agenouillés, déployait ses larges marches de marbre blanc. Des lianes nues, d'épaisses tiges ligneuses et sèches, jaillissaient des fenêtres brisées en masses compactes pour grimper le long des murs jusqu'au plafond orné de corniches en stuc, et s'enchevêtraient autour des pilastres de la balustrade qui bordait l'escalier. Par endroit, elles avaient même réussi à s'infiltrer dans la maçonnerie, et le plâtre gonflé d'humidité se détachait par plaques. Aucune lumière ne sourdait au travers les fenêtres obstruées mais un immense et splendide lustre de cristal pendait du plafond, éclairant la pièce de l'éclat doré de sa centaine de chandelles. Pas des ampoules faites pour imiter des chandelles, constata Sarah, mais de vraies bougies en cire. Elle se retourna ; aucune chance que l'énorme porte aux poignées de bronze qui lui faisait face soit celle qui s'était ouverte dans la ruelle.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant