Assise à son bureau, musique à fond dans les oreilles, Camille essayait désespérément d'achever la relecture de son mémoire d'histoire médievale, celui qu'elle devait rendre pour la fin de la semaine. Elle travaillait d'arrache-pied depuis plus deux heures mais elle arrivait à peine à la fin de son introduction. La gueule de bois de la veille ne s'était pas entièrement dissipée et elle avait un mal fou à se concentrer. Les mots se brouillaient devant ses yeux rougis par le manque de sommeil, dansant la sarabande sur l'écran de son ordinateur. Elle bâilla à s'en décrocher la mâchoire puis poussa un long soupir de découragement. Ça ne servait à rien de s'acharner, finit-elle par décider. Après tout, elle méritait bien de faire une petite pause. Les chevaliers-paysans de l'An Mil attendraient.
La jeune étudiante se leva et passa dans la vaste cuisine carrelée de gris. C'était l'une des choses qu'elle appréciait le plus dans la colocation : pour l'équivalent du loyer d'un minuscule studio elle pouvait s'offrir un grand appart près de la fac, avec parquet, moulures, balcons en fer forgé et tout le tremblement. Dommage que leur mobilier n'ait pas le même standing ; c'était un mélange disparate de meubles et de bibelots achetés en grande surface ou chinés à Emmaüs, voire carrément récupérés dans la rue. Malgré tout, Sarah, sa colocataire, était parvenue à donner un certain charme à l'ensemble à l'aide de ses talents de bricoleuse, d'un peu de peinture et de beaucoup d'huile de coude. Avec trois fois rien, elle avait réussi à transformer cet appartement un peu austère en un cocon chaleureux et un peu bohème, plein de couleurs et de fantaisie.
Camille alluma le gaz et mit une casserole d'eau sur le feu. Un jour, se promit-elle, elle investirait dans une vraie bouilloire, pourquoi pas dans l'un de ces jolis modèles japonais en fonte ? Elle programma le minuteur de son portable sur le temps qu'il faudrait à l'eau pour bouillir et le posa sur la table de la cuisine, puis attrapa une boîte d'Earl Gray, son thé préféré, dans le placard encastré au-dessus du plan de travail en granit. Elle était en train de doser les feuilles dans la cuillère à thé lorsque le carillon de la sonnette retentit.
Bizarre, elle n'attendait personne. Camille gagna l'entrée de l'appartement sur la pointe de ses pantoufles en fausse fourrure rose, et jeta un coup d'œil à travers le judas. Une femme au chignon blond, la quarantaine élégante, se tenait sur le seuil. Une voisine, probablement. Elle était loin de les connaître tous. J'espère qu'elle ne vient pas se plaindre pour le bruit hier soir, pensa-t-elle en ouvrant la porte. C'est vrai qu'on a un peu exagéré...
La femme blonde se jeta sur elle avant qu'elle ait pu placer un mot, et la saisit à la gorge. Des doigts d'acier se refermèrent sur le cou de Camille, serrant à l'étouffer, et la repoussèrent vers l'intérieur de l'appartement. Trois hommes qu'elle n'avait pas vu arriver sortirent de la cage d'escalier et entrèrent sur leurs talons, refermant la porte derrière eux.
Avec une force phénoménale, la blonde la traîna jusque dans le salon. Camille suffoquait ; un sanglot de douleur étranglé lui échappa. Puis la femme se mit à la renifler dans le cou, avant de lâcher un grognement déçu et de la projeter avec brutalité sur le canapé. L'étau qui lui broyait la gorge enfin desserré, la jeune fille pût reprendre son souffle. La vue brouillée par les larmes, elle dévisagea le quatuor qui venait de forcer sa porte.
_ Ce n'est pas elle, lâcha la blonde à l'attention des autres.
Elle flaira les coussins de l'un des fauteuils puis décrocha un foulard qui pendait au porte-manteau de l'entrée - le foulard préféré de Sarah, remarqua Camille - et y enfouit son visage.
_ Mais c'est bien ici qu'elle habite : il y a son odeur partout.
Le plus âgé des hommes s'approcha de Camille ; ses longs cheveux roux lui effleurèrent la joue quand il se pencha vers elle. Elle eut un mouvement de recul quand il lui caressa le visage, essuyant les larmes qui le sillonnaient. Ses yeux d'un gris glacial se vrillèrent dans les siens et il lui sourit. Un sourire sans joie, aussi froid et mort qu'une nuit d'hiver. Son index descendit lentement le long de sa joue et vint se poser sur ses lèvres tremblantes pour leur imposer le silence. Il n'eut pas besoin de prononcer un seul mot. Le message était suffisamment clair : ne crie pas ou bien... Tétanisée par la peur, elle acquiesça imperceptiblement du menton.
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Le Roi de l'Hiver
ParanormalC'est un soir d'octobre comme les autres pour Sarah, une jeune femme sans histoires qui est loin de se douter que sa vie va basculer dans l'étrange. En tentant de secourir un inconnu, elle se retrouve bien malgré elle dépositaire d'un fardeau qui s...