Chapitre 44 - La Foire de la Toussaint

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Depuis sa construction au tout début XXème siècle jusqu'à sa fermeture à la fin des années soixante-dix, la filature de la Louvière avait abrité les ateliers de l'une des plus grosses entreprises textiles de Lorraine. Aujourd'hui, après plusieurs décennies d'abandon, la vieille usine désaffectée ressemblait à un navire naufragé en pleine forêt, un vaisseau amiral à la carcasse rouillée que son équipage avait déserté depuis longtemps. Une flotille de constructions plus petites, quasiment avalées par la végétation, s'ordonnaient autour du bâtiment principal, un long rectangulaire dont les hauts murs de brique rouge étaient percés d'immenses verrières et coiffés de toitures métalliques. Un château-d'eau flanquait l'arrière de la bâtisse et se dressait contre l'azur du ciel avec de faux airs de clocher gothique.

_ Alors, c'est ici, dit Sarah. Drôle d'endroit pour une foire. On est au milieu de nulle part...

À première vue, l'endroit semblait désert, mais de curieuses lueurs s'agitaient derrière les carreaux poussiéreux des anciens ateliers et des bouffées de musique leur parvenaient par intermittence, portées par le vent froid.

_La Foire de la Toussaint s'est déjà tenue dans des endroits bien plus étranges, répondit Simon. Je me souviens d'une fois où elle a eu lieu dans une base sous-marine abandonnée et d'une autre sur les toits du Louvre...

_Moi, je suis juste contente qu'ils n'aient pas choisis les égouts, comme l'année dernière, ajouta Ambre avec un frisson rétrospectif.

Un grillage hérissé de barbelés défendait le site, bien inutilement : le portail de fer forgé qui en fermait l'accès était grand ouvert, l'un de ses battants plié vers l'arrière, à moitié enfoui dans les broussailles qui avait poussé tout autour de lui. Un panneau « Entrée Interdite » tout tordu gisait à quelques pas. Une arche supportée par deux piliers de pierre surmontait le portail, on y déchiffrait encore le nom de l'usine - « La Louvière » - sur la tôle émaillée. Ils pénètrent dans l'enceinte et se frayèrent un chemin jusqu'aux portes de l'usine à travers les buissons et les mauvaises herbes qui avaient envahi la cour. Ambre voulut pousser la large porte métallique mais celle-ci lui résista. Elle insista, tirant de toutes ses forces... le battant ne bougea pas d'un millimètre.

_ Elle a été soudée, finit-elle par dire aux deux autres après l'avoir examinée de plus près.

Simon avisa quelques herbes couchées à droite de la porte, qui avaient l'air d'avoir été piétinées. Il y avait là une sente à peine marquée qui semblait contourner le bâtiment. Ils la suivirent ; elle longeait le flanc de l'usine pour s'arrêter brutalement face à un mur de briques aveugle.

_ Un cul de sac, constata Sarah, légèrement dépitée. Allons voir de l'autre côté s'il y a une entrée.

_ Pas si vite, répondit Simon. On dirait qu'il y a quelque chose...

Il fit courir ses longs doigts sur les vieilles briques moussues tel un musicien caressant les touches d'un piano. Sarah regarda le mur plus attentivement, de la façon que Simon lui avait apprise. Il y avait des mots inscrits là, à la craie blanche. Ils flottaient et dansaient à la limite de son champ de vision sans qu'elle arrive à les lire, se tortillaient pour échapper à son regard. Ils semblaient faire beaucoup d'efforts pour ne pas se faire remarquer, mais elles les voyaient quand même. Est-ce que c'était... un sort ?

Avant qu'elle ait pu les déchiffrer, le magicien laissa échapper une brève exclamation de triomphe. Sous ses doigts, les briques s'enfoncèrent dans la paroi avec un raclement... puis commencèrent à se désagréger. Elles tombèrent en poussière rouge à leurs pieds, libérant l'entrée de la Foire de la Toussaint.

Vue de l'intérieur, l'ancienne fabrique désaffectée était une véritable cathédrale de verre et de rouille. Le pâle soleil automnal entrait à flots par les larges verrières qui montaient sur toute la hauteur des murs, et perçaient même le toit de tôle ondulée. Pourtant, malgré ses proportions vertigineuses, la vieille usine semblait presque trop petite pour contenir la foule qui s'y était installée. Une forêt de tentes bariolées et de baraques de bois avait jailli du ciment craquelé, et certaines de ces constructions de fortune comptaient même plusieurs étages, calés en équilibre instable contre les murs et les piliers qui soutenaient la charpente métallique. Aucun de ces fragiles édifices faits de bric et de broc ne ressemblait à son voisin. Ils se pressaient les uns contres les autres dans une parfaite anarchie, et semblaient tous avoir été jetés là par quelque architecte pris de folie.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant