Chapitre 19 - Communion

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Le père Athanase dévidait les paroles du rituel sans s'interrompre et Thomas en récitait chaque répons avec ferveur. Seigneur, ne laisse pas l'Adversaire s'emparer de ta servante !  priait-il. Accorde-lui ta grâce et délivre-la du mal. Il guettait avec attention le moment où le commandeur lui ferait signe de relever Sarah. La jeune femme se débattait comme un beau diable malgré son petit gabarit, au point que lui et Guillaume avaient du mal à la maintenir. Elle était sous l'eau depuis trop longtemps déjà, songea-t-il, elle n'en supporterait pas beaucoup plus, dans son état. Allez, c'est presque fini, se dit-il en regardant le sable s'égrainer. Presque fini.

Tout d'un coup, Sarah cessa de se débattre. Son corps se détendit entre les mains qui la tenaient comme si elle abandonnait la lutte. Guillaume lui jeta un coup d'œil nerveux, incertain de la conduite à tenir. Sur l'autel, le sablier continuait de s'écouler. Thomas relâcha sa prise et Sarah vint flotter mollement à la surface, visage tourné vers le fond. Elle resta là, sans bouger... Saisi d'une mortelle angoisse, il l'empoigna à bras le corps et la tira vers le bord. Le père Athanase s'interrompit brusquement et un murmure de curiosité et d'inquiétude parcourut la foule des frères assemblés.

Guillaume aida Thomas à étendre une Sarah ruisselante et inerte sur la margelle du bassin. Les lèvres de la jeune femme avaient viré au bleu et ses veines avaient pris une vilaine couleur violacée. Ses yeux bruns étaient grand ouverts. Mais sa poitrine ne se soulevait pas.

_Elle ne respire plus !

Thomas chercha son pouls. Comme sa main était froide ! Il crut percevoir un faible battement, mais si infime qu'il aurait pu l'imaginer, et lorsqu'il lâcha son poignet, son bras retomba au sol comme un sac de sable.

_ Écarte-toi d'elle ! lui intima le père Philippe d'une voix impérieuse.

Mais Thomas ne l'écoutait pas. Il releva le menton Sarah et pinça ses narines. Puis il se pencha vers elle, couvrit sa bouche de la sienne et se mit à insuffler de l'air entre ses lèvres entrouvertes. A son contact, les vaisseaux sombres qui couraient sous la peau de Sarah se gonflèrent comme sous l'effet d'un afflux de sang.

Thomas sentit ses lèvres s'engourdir, comme s'il venait de les coller sur un morceau de glace. Il voulut se détourner mais sa chair et celle de Sarah semblaient s'être soudées l'une à l'autre. Des vrilles impalpables s'infiltrèrent sous sa peau et plongèrent dans ses veines pour aller s'entremêtrer le long de ses muscles et de ses os. Il sentit son énergie le quitter, drainée par ce réseau de fibrilles qui l'emprisonnaient. Pourtant, il ne ressentait aucune douleur ; c'était plutôt comme de s'endormir après une journée harassante. Il suffisait de fermer les yeux et de se laisser glisser.

_ Laisse-la ! Écarte-toi ! Tu ne vois donc pas ce qu'elle est en train de faire ?

 Guillaume semblait paniqué ; sa voix lui parvenait de si loin, c'était à peine un murmure... Des mains s'affairèrent pour le séparer de Sarah, mais il était trop tard. Thomas ne pouvait déjà plus les sentir.

~*~

Thomas marchait dans un brouillard si épais qu'il ne voyait pas à un mètre devant lui. Une brume opalescente l'entourait de toutes parts et se collait à son visage comme un drap humide, oppressant sa respiration. Hormis le son de ses pas, qui ne lui arrivait que bizarrement déformé, étouffé, il n'y avait pas le moindre bruit, comme si le monde au-delà de ce mur laiteux avait disparu. Où étaient ses frères ? se demanda Thomas. Où était Guillaume ?

Soudain, le brouillard se leva, tel un rideau qu'on écarte, et  des formes émergèrent parmi les volutes blanches qui s'effilochaient. Thomas réalisa alors qu'il se trouvait dans les ruines de ce qui avait dû être une chapelle ou une église, autrefois. Des pans de murs percés de hautes fenêtres géminées s'élevaient autour delui, la plupart à moitié écroulés, mais certains semblaient quasiment intacts. La voûte s'était effondrée depuis longtemps, mais les piliers qui la soutenaient se dressaient toujours là, comme les fûts d'une forêt pétrifiée. Leurs chapiteaux étaient sculptés de dragons et d'anges s'affrontant au milieu de guirlandes de fleurs et de feuillage. Je connais cet endroit, pensa Thomas. Je suis déjà venu ici.

Il avança dans la nef, dont les dalles inégales étaient recouvertes de mousse et d'herbes folles, la brume continuant de reculer à chacun de ses pas, et atteignit le chœur. Cette partie  de l'église paraissait bien moins endommagée que les autres : le mur en demi-cercle qui fermait l'abside et ses arcades romanes étaient encore en parfait état. Il disparaissait presque entièrement sous une vigne vierge au feuillage écarlate. Même l'autel, taillé dans un granit grossier qui contrastait avec la pierre blanche utilisée pour le reste de la construction, semblait avoir été épargné par le temps.

Il y eut un infime craquement de brindille quelque part derrière Thomas. Puis un second. Il dégagea silencieusement son poignard du fourreau passé à sa ceinture et se retourna, lame en avant, prêt à passer à l'attaque. Il ne termina jamais son geste. Sarah se tenait devant lui, pieds nus sur le sol de pierre et toujours vêtue du t-shirt noir et du pantalon léger qu'elle portait lorsqu'il l'avait sortie du bassin. Est-ce que je suis en train de rêver ?

_ Il ne faut pas rester ici, lui dit-elle d'un air inquiet. Cet endroit est dangereux.

_ Où sommes-nous ? demanda Thomas en rengainant son arme. Comment est-on arrivé ici ?

_ Je ne sais pas ! Mais nous ne sommes pas en sécurité... Il y a quelque chose qui ne va pas... Tu ne le sens pas ?

Une brise froide balaya l'église et vint secouer la vigne vierge, envoyant ses feuilles rouge sang voltiger dans toutes les directions. Il fit plus sombre tout à coup, comme si un nuage venait de passer devant le soleil.

_ Oh, non, murmura Sarah d'une voix étouffée par la peur. Vite, il faut partir !

Elle l'attrapa par la main et l'entraîna derrière elle. Thomas sentit la tiédeur de sa peau lorsqu'elle referma ses doigts sur les siens. Une chaleur bien réelle, vivante. Ce n'était pas un rêve.

Il eut l'impression que la foudre venait de le frapper. Il resta un instant figé dans cet éblouissement. C'était comme si toutes les pièces d'un gigantesque mécanisme venaient enfin de se mettre en place. Et qu'il était l'une d'entre elles, la plus importante... Des images défilèrent devant ses yeux, trop rapides pour qu'il les comprenne pleinement. Il se vit, auréolé d'une lumière céleste, et brandissant une lance dont la pointe étincelait avec plus d'ardeur que le soleil... Un sentiment d'accomplissement et de plénitude l'envahit.

Sarah le tira en avant, le ramenant au moment présent, et il lui emboîta maladroitement le pas. Ils étaient en train de remonter le transept lorsque la brise forcit brusquement, se changeant en un vent glacial. Thomas leva le bras pour protéger son visage des bourrasques qui déferlaient, de plus en plus froides.

_ Il faut continuer à avancer, lui cria Sarah au milieu des hurlements de la tempête.

Mais le vent était trop violent, et Thomas sentit la main de Sarah glisser inexorablement hors de la sienne. Il tenta de toutes ses forces de la retenir, de s'accrocher à ces doigts menus.

_ Ne me lâche pas !

Ce furent les derniers mots que Thomas entendit avant que le tourbillon ne se referme sur lui et ne l'arrache à Sarah. Le souffle de la tornade l'emporta comme un fétu de paille et le projeta au loin. Il se sentit tomber, tournoyer dans une chute sans fin dans le vide et les ténèbres...

_ Thomas, est-ce que tu m'entends ? Thomas ! Réponds-moi !

Encore étourdi par le choc, Thomas ouvrit les yeux. Guillaume était penché au-dessus de lui ; une expression de profonde angoisse marquait son visage d'habitude si impassible. Thomas regarda autour de lui. Il était de retour dans la salle souterraine, étendu de tout son long sur la pierre froide, frissonnant dans ses vêtements mouillés qui lui collaient à la peau.

Sarah était toujours allongée au bord du bassin, juste à côté de lui. Les yeux clos, elle gisait là, aussi immobile qu'une morte. Puis il vit sa poitrine se soulever, faiblement d'abord puis de plus en plus régulièrement. Un peu couleur revint à ses joues et ses paupières aux épais cils noirs frémirent. Thomas saisit la main que Guillaume lui tendait et se redressa péniblement. La tête lui tourna dès qu'il fut sur ses pieds et son compagnon dut le rattraper pour l'empêcher de tomber.

_ Eh ! Vas-y doucement !

Thomas s'assit sur l'une des colonnes abattues ; il se sentait trop faible pour rester debout.

_ Que s'est-il passé ? Est-ce que la Purgation a réussi ?

Guillaume secoua négativement la tête.

_ Le mal en elle est enraciné trop profondément pour que nous puissions le chasser, fit le commandeur derrière lui, le regard empli d'un profond regret. Elle est perdue.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant