Ils enterrent les restes de la créature dans les bois, en bordure d'un petit chemin vicinal, une dizaine de kilomètres plus loin. Pelotonnée à l'arrière de la voiture, Sarah regardait les deux frères creuser la fosse. La lune avait déserté le ciel et, sous l'épais couvert des arbres, ils œuvraient avec les phares du véhicule pour seul éclairage. Baignée dans cette lumière froide et bleutée, la scène avait quelque chose d'irréel.
Estimant avoir creusé assez profond, ils plantèrent leurs pelles dans le tas de terre retournée avant de soulever le cadavre emmailloté dans une couverture et de l'allonger dans le trou. Puis Thomas prit un bidon d'essence dans le coffre et en arrosa méthodiquement le cadavre. Il craqua une allumette et la fosse se remplit de flammes rugissantes. Une écœurante odeur de chair brûlée parvint aux narines de Sarah.
Elle se demanda combien de tombes anonymes comme celle-ci ces deux-là avaient déjà creusées. Un paquet, elle était prête à le parier. Ils avaient l'air tellement calme, comme si tout ceci faisait partie de la routine. Et elle trouvait ça plus perturbant que rassurant. Mais ils étaient également les seuls capables de l'aider, ce qui s'était passé à la station-service l'en avait persuadée. Alors elle les suivrait, malgré ce doute qu'elle ne parvenait pas tout à fait à étouffer.
~*~
Veneur titubait parmi les arbres roussis par l'automne ; le pus noir qui s'écoulait de son bras droit souillait le tapis de feuilles mortes à chacun de ses pas. Seuls trois de ses chiens l'accompagnaient, les autres étaient restés arrière pour s'occuper de leurs frères tombés au combat. Il avait déjà perdu deux doigts, dévorés par la putréfaction qui s'étendait maintenant jusqu'à son épaule. La fièvre qui s'était emparée de lui brûlait comme un incendie et faisait trembler ses membres comme ceux d'un vieillard. La douleur qui pulsait dans son bras était devenue presque insupportable. Cette fille, que lui avait-elle fait... Jamais personne n'était parvenu à le blesser si profondément...
Épuisé, il prit appui contre un tronc. Cet endroit n'était même pas une vraie forêt : c'était à peine un cordon de verdure coincé entre deux rangées d'immeubles, une friche retournée à l'état sauvage. C'était tout juste assez pour qu'il retrouve son chemin. Pourtant cela devait suffire. Une brise tiède et parfumée tourbillonna dans la nuit froide et vint caresser sa joue. Les portes du Val d'Été devaient être toutes proches. Grandes ouvertes pour l'accueillir si seulement il avait la force de les atteindre... Il se remit en marche en chancelant.
A mesure qu'il s'enfonçait entre les troncs, les feuilles brunes et desséchées cédèrent peu à peu la place à des frondaisons luxuriantes et le sol se tapissa d'une épaisse mousse vert émeraude. Lierre et ronces enlaçaient les arbres aux branches festonnées de lianes épineuses. La végétation s'épaissit bientôt au point de former un mur presque impénétrable. Mais ramures et tiges s'écartèrent pour livrer passage à Veneur.
Un pan de mur en ruine se dressa bientôt devant lui, crevé par endroits par les racines noueuses d'un énorme chêne. Les restes d'une vieille maison, couverts de graffitis et jonchés d'ordures. Une porte dont le linteau s'était depuis longtemps effondré perçait le mur de pierres, là où les branches de l'arbre le rejoignaient. Veneur s'effondra juste devant le seuil, terrassé par la gangrène qui rongeait ses membres. Il se recroquevilla sur lui-même, incapable de faire un pas de plus.
Quelque chose de frais et d'humide effleura son front en sueur. Il entrouvrit les yeux. Ses chiens l'entouraient, en poussant de petits gémissements inquiets. Ils l'aidèrent à se relever et le soutinrent jusqu'à à la porte effondrée. Veneur sentit un tiraillement familier lorsqu'il franchit le seuil, comme si sa peau était soudain devenue trop petite pour lui, et pénétra enfin dans le Val.
Le vif soleil d'un après-midi d'été baignait la forêt, si éblouissant qu'il leva la main pour abriter ses yeux de son éclat. Un lacis de ruisseaux peu profonds sillonnaient la clairière herbeuse, murmurant leur chanson liquide. En son centre, sous un dais de verdure, la Belle Dame trônait sur un siège d'argent et d'écorce, entourée de ses suivantes. Une nymphe à la peau verte était occupée à tresser de fleurs sa chevelure d'or, faisant danser les bracelets d'os qui ornaient ses poignets.
_ Veneur ! Tu m'es revenu... Pourquoi as-tu tant tardé ? s'exclama la Reine de sa voix mélodieuse.
Sa glorieuse beauté était un baume pour les yeux du chasseur consumé de fièvre. Tenant à peine debout, il s'avança sous la voûte des arbres et mit un genou à terre au pied du trône de sa suzeraine.
_ Ma Dame, pardonnez-moi, balbutia-t-il, tête baissée, ses longs cheveux couvrant son visage d'un voile cuivré. Je vous ai failli...
Écartant sa servante, la Reine se leva pour venir prendre dans ses mains blanches la masse putréfiée de ce qui avait été le bras droit de Veneur. Ses yeux, du vert tendre des jeunes feuilles au printemps, s'assombrirent sous le coup de la colère.
_ Qui t'a fait cela ? Qui a osé ?
_ C'est cette femme, ma reine... Celle à qui le traître a confié la Clef... Il y avait une force en elle, quelque chose que je n'avais encore jamais ressenti...
Les doigts de la Belle Dame coururent sur ces boursouflures violacées sans qu'elle montre le moindre dégoût.
_ Oui, murmura-t-elle. Je peux sentir la marque de la Lame dans cette blessure. Sa malédiction court toujours dans tes veines, mon pauvre Veneur, elle te ronge de l'intérieur. Elle est si puissante qu'elle finira par te dévorer tout entier... Mais ma magie est plus puissante encore. Laisse-moi te soulager...
_ Je ne mérite pas toutes vos bontés. J'ai échoué à vous ramener la Clef...
La reine aux cheveux d'or le fit taire d'un geste. Elle imposa les mains sur les plaies suintantes, qui se mirent à rougeoyer comme la braise. La peau en déliquescence se craquela, parcourue de lignes incandescentes. Puis ce fut tout le bras de Veneur qui s'embrasa d'un feu intérieur, et se consuma jusqu'à l'os pour ne laisser qu'une masse friable et calcinée.
_ Relève-toi, à présent, mon cher serviteur, fit la Dame en s'écartant de lui.
La chair carbonisée commença à se détacher par plaques, et révéla que sous ses écailles noires et cassantes se cachait une peau saine et intacte. Veneur fléchit ses doigts tout neufs, faisant éclater la gangue cendreuse qui les emprisonnait encore. Il étendit devant lui son bras à nouveau entier.
_ Je vous rends grâce pour votre clémence, ma Dame, la remercia-t-il en s'inclinant avec respect.
_ Sais-tu où trouver cette femme ? reprit la Reine.
_ Des Frères de la Lance l'ont prise sous leur protection. Ils ont surgi de nulle part au moment même où j'allais m'emparer de la Clef. Ils ont tué deux de mes serviteurs... Mais j'ai envoyé mon meilleur limier sur leurs traces, ils ne nous échapperont pas longtemps.
_ Des Chevaliers de Saint Georges..., murmura la Dame d'un air rêveur. Après tout ce temps, ils ont fini par retrouver la trace de la Clef. Je ne les en aurais pas cru capables...
_ Laissez-moi me racheter, ma reine. Laissez-moi vous ramener cette fille. Je n'échouerai pas cette fois.
Sa suzeraine acquiesça d'une gracieuse inclinaison de la tête.
_ Ne me déçois pas, Veneur.
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Le Roi de l'Hiver
ParanormalC'est un soir d'octobre comme les autres pour Sarah, une jeune femme sans histoires qui est loin de se douter que sa vie va basculer dans l'étrange. En tentant de secourir un inconnu, elle se retrouve bien malgré elle dépositaire d'un fardeau qui s...