Chapitre 30 - Sous la glace

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Lorsqu'Ambre pénétra dans le restaurant panoramique, en traînant derrière elle les corps inanimés de Sarah et de Simon, la salle disparaissait déjà dans les vapeurs blanches du sol au plafond. Ici, contrairement à la piscine, les lumières étaient toutes allumées, mais elles n'en rendaient le brouillard que plus opaque et plus inquiétant.

Elle se fraya un passage entre les tables déjà mises pour le petit-déjeuner, recouvertes de nappes de lin écru et décorées de discrets bouquets de fleurs blanches. Une vague silhouette se découpa soudain dans la brume, le bras levé. Ambre capta un long éclat argenté, un couteau peut-être. Elle se figea, toutes les fibres de son corps tendues pour riposter. Mais la silhouette ne fit pas mine de bouger. Elle restait simplement là, bras suspendu en l'air, ignorant superbement la présence d'Ambre. Celle-ci s'approcha prudemment et la silhouette se précisa. Celle d'un homme d'une cinquantaine d'années, en costume sombre, figé en plein mouvement alors qu'il portait une fourchette à sa bouche. Une assiette à moitié vide et une tasse de porcelaine remplie de café noir reposaient sur la table devant lui. Dans son visage aux traits dépourvus de la moindre expression, les yeux noisette semblaient fixer le néant, leurs pupilles réduites à la taille d'une tête d'épingle. Ambre se demanda quelles visions étranges pouvaient bien passer devant ces yeux-là. Elle tâta la joue de l'homme, son bras tendu. La peau était tiède, vivante, mais on sentait dessous des muscles durs, comme raidis par l'effort.

Puis elle en aperçut d'autres, éparpillés dans salle, les devina dans la brume épaisse. Les spectres de clients matinaux que le brouillard avait surpris en plein petit-déjeuner. Des statues de chair aux yeux vitreux, pétrifiées dans les gestes les plus prosaïques : étouffant un bâillement devant le buffet débordant de viennoiseries et de fruits frais, lisant un journal plié en deux, se servant un verre de jus d'orange ou s'apprêtant à décalotter un œuf à la coque.

Voilà qui expliquait que l'hôtel soit silencieux et que personne n'ait pensé appeler la police ou les secours en voyant débarquer Veneur et sa meute. L'ogresse dépassa ces fantômes silencieux et inoffensifs pour se diriger vers la porte qui séparait la salle du restaurant des cuisines. Une minuscule silhouette noire lui barra soudain la route. Elle s'immobilisa. Le corbeau avait perdu quelques bonnes poignées de plumes dans son combat avec le chien et il boitait de la patte gauche. Elle voulut le contourner... L'oiseau se mit à nouveau sur son chemin.

_ Barre-toi de là, oiseau de malheur, maugréa-t-elle entre ses dents.

Mais le corbeau continuait à se mettre en travers de sa route. Comme s'il ne voulait pas qu'elle continue à avancer... Abandonnant son chargement, Ambre s'approcha à pas de loup des portes des cuisines. Elle risqua un coup d'œil à travers le hublot découpé dans le battant, en prenant bien garde à ne pas trop se montrer.

Elle aperçut un chien qui lui tournait le dos, et les silhouettes de deux autres un peu plus loin, dont l'un sous une forme humaine. Ils ne semblaient pas être en train de fouiller l'endroit, on aurait plutôt dit qu'ils montaient la garde... Que pouvaient-ils bien surveiller ? Un monte-charge, peut-être ?

Décidément, Veneur avait vraiment pensé à tout.

Elle battit prudemment en retraite. Elle en voyait trois mais il y en avait peut-être d'autres. Impossible de savoir combien ils étaient là-dedans, elle ne pouvait pas prendre le risque d'entrer. Ils ne semblaient pas l'avoir encore remarquée mais l'effet de surprise ne lui serait pas d'un grand secours. À moins que...

À moins qu'elle ne trouvât un moyen de retourner la situation à son avantage.

~*~

Simon courrait à en perdre haleine, entraînant Sarah derrière lui dans une fuite éperdue. Ils remontaient la rue droit devant eux, suivis par ces nuages striés d'éclairs qui semblaient tout avaler devant eux. Le froid continuait à s'intensifier. Sarah ne sentait plus son visage, ni le bout de ses doigts. La couche de givre sur les murs des bâtiments lui paraissait s'épaissir de minute en minute. À plusieurs reprises, Simon interrompit sa course pour tenter d'ouvrir des portes d'immeubles. Malgré tous ses efforts, elles ne bougèrent pas d'un millimètre.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant