Chapitre 43 - Le Croqueur d'Os

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Depuis des siècles, l'Ordre des Chevaliers de Saint Georges se consacrait à l'éradication des démons sous toutes leurs formes. Malgré cette lutte acharnée et incessante, l'Ordre avait également découvert, à ses dépens, que le Mal ne peut pas toujours être éliminé. Souvent il ne peut qu'être contenu. Et, quelquefois, il peut être dompté et mis au service du Bien.

À Paris comme ailleurs, les démons qui ne pouvaient pas être détruits étaient faits prisonniers. Ces captifs n'étaient pas enfermés à la commanderie de l'Île de la Cité, qui n'avait que quelques cellules de détention provisoire, mais dans l'une des propriétés que l'Ordre possédait en proche banlieue. Ceint de hauts murs et bordé par la forêt de Rambouillet, le prieuré de Poigny et ses vastes caves offraient toute la tranquillité et l'isolement dont on pouvait rêver. De l'extérieur, nul n'aurait pu soupçonner que des dizaines de cellules étagées sur deux niveaux étaient enfouies à cinq mètres sous les fondations de ce banal bâtiment de briques. Dans ce complexe à la sécurité dernier cri, ce n'était pourtant ni le béton armé ni les grilles d'acier qui retenaient si efficacement les démons mais bien la foi inflexible des frères.

C'était à l'un des plus anciens pensionnaires de cette discrète prison que Thomas et Guillaume venaient rendre visite. Sa cellule se trouvait au niveau inférieur, le mieux gardé. Avoir recours aux services du Croqueur d'Os était dangereusement proche de la sorcellerie, aussi  avaient-ils dû patienter des jours avant d'être enfin autorisés à y accéder. Sans doute cela aurait-il été encore plus long si la requête de Thomas auprès du commandeur n'avait pas été appuyée par le maréchal en personne.

_ Ne soyez pas trop longs, leur recommanda le planton de faction en déverrouillant la porte.

La cellule était plongée dans le noir. La seule lumière provenait du couloir derrière eux et elle découpait leurs silhouettes sur le sol en ombres chinoises. Les lignes de cuivre et d'argent incrustées dans le béton brut luisaient doucement. Il ne pouvait pas les voir à cause de l'obscurité, mais Thomas savait que les mêmes symboles étaient aussi gravés sur les murs. Il savait également que la pièce n'était pas aussi vide qu'elle en avait l'air. Guillaume fit un pas de plus en avant et appela mais personne ne lui répondit. Il soupira.

_ Donne-les moi.

Thomas sortit la petite boîte qu'il gardait dans la poche intérieure de sa veste et la lui tendit – avec un petit pincement de regret. Guillaume s'accroupit à la limite du cercle de lumière et secoua la boîte dans sa main. Les dents à l'intérieur s'entrechoquèrent avec un petit bruit mat. Il entrouvrit la boîte et la posa sur le sol.

_ Allez, viens ! C'est pour toi !

Quelque chose bougea dans l'ombre, à l'autre bout de la cellule. Ils entendirent un raclement métallique, puis un cliquetis de chaînes qu'on remue. Deux orbes phosphorescents apparurent dans l'obscurité, se rapprochèrent. Une main osseuse, aux longs doigts tremblants, jaillit dans la lumière pour s'emparer de la boîte, mais avant qu'elle ait pu l'atteindre, Guillaume la ramena prestement vers lui, juste hors de portée. Une étroite menotte d'acier enserrait le poignet décharné, et s'enfonçait dans une chair si pâle qu'elle en paraissait presque translucide. La chaîne qui y était attachée se tendit avec un claquement sec, trop courte de quelques centimètres. La créature dans l'ombre lâcha un glapissement furieux.

_ Pas si vite ! Il va falloir les gagner d'abord.

_ Allez-vous en ! cracha une voix basse et sifflante.

_ Allons, ne te fâche pas ! Quand est-ce qu'on t'a nourri pour la dernière fois ? Tu dois avoir faim, non ?

Les prunelles laiteuses flamboyèrent de plus belle, dans le noir.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant