Le Roi de l'Hiver

Chapitre 5 - Pacte avec le démon

Thomas remonta lentement les allées de la librairie, scrutant chaque recoin, l'oreille aux aguets. Les livres étaient entassés serré sur les tablettes, et ne laissaient que peu d'espace pour apercevoir les travées qui se trouvaient derrière eux. La brûlure du venin, dans ses yeux, s'était presque totalement calmée, mais Thomas abordait tout de même chaque tournant avec précaution, car sa vision, elle, restait encore un peu floue.

Il n'y avait pas le moindre signe du bouquiniste, ni le moindre bruit,hormis les craquements du plancher sous les pas de Guillaume, à l'étage. Un silence profond régnait, presque étouffant, comme si la librairie toute entière retenait sa respiration. Il allait s'engager dans un nouvel embranchement lorsque retentit derrière lui un son inattendu : un cliquetis de griffes sur le sol. Il semblait provenir du passage qu'il venait de dépasser ; une sorte de boyau formant un L, resserré entre deux murailles de livres surmontées de pancartes écrites à la main. Les lettres dansaient devant ses yeux, illisibles. Il se frotta vigoureusement les paupières et sa vue se clarifia assez pour qu'il puisse déchiffrer les mots « Physique » et « Chimie », tracés d'une écriture un peu désuète de maître d'école. Il devait se trouver dans le rayon des sciences. Thomas rebroussa chemin et pénétra dans le passage. L'odeur fétide qu'il avait remarquée en entrant dans la librairie assaillit immédiatement ses narines. Le démon devait être tout près.

Il lui sembla capter un mouvement à la limite de son champ de vision, dans l'interstice laissé entre les tomes rangés sur l'étagère devant lui. Cela avait été bien trop bref pour qu'il puisse distinguer une forme, mais ce fut suffisant. Son pouls s'accéléra. Je te tiens, pensa-t-il avec une pointe de triomphe. L'idée d'appeler Guillaume lui traversa l'esprit mais il la repoussa : autant sonner du clairon pour avertir la bête qu'il l'avait repérée.

Thomas raffermit sa prise sur son scramasaxe et contourna l'énorme bibliothèque sur la pointe des pieds. Il déboucha sur un recoin de quelques mètres carrés, entouré de trois murs couverts de cabinets vitrés, dans lesquels s'alignaient des ouvrages aux couvertures de cuir fatiguées. Un cul de sac...

Mais il n'y trouva personne.

Pas la moindre trace de la chose qui se faisait appeler Émile Lefaucheux à l'horizon. Pendant un instant, Thomas crut que sa vue troublée lui jouait des tours puis il lui fallut se rendre à l'évidence :l'endroit était désert. Impossible ! Où est-il passé ? Comment a-t-il pu s'enfuir sans que je le vois ? Mais il y avait cette puanteur, plus suffocante que jamais. Et cette désagréable impression d'être épié...

Une goutte de sang s'écrasa à ses pieds.

Thomas leva les yeux et son regard rencontra celui du libraire, suspendu au plafond tel une araignée de cauchemar.

Ce dernier avait définitivement perdu tout semblant d'humanité ; son complet élégant n'était plus que haillons pendant autour d'un corps d'une effrayante maigreur, et obscènement distordu. Sa peau, tendue à craquer sur ses os, avait pris une teinte d'un vert maladif. De longues griffes jaunâtres et ébréchées perçaient maintenant ses chaussures de ville et s'enfonçaient dans la pierre tendre de la voûte. Mais le pire, c'était cette face écrasée, fendue d'une oreille à l'autre par une gueule garnie d'une triple rangée de crocs.

Le cerveau de Thomas enregistra chacun de ces détails en une seconde, tandis que le démon se laissait tomber du plafond pour fondre sur lui.

Il eut tout juste le temps de se jeter sur le côté avant que la masse répugnante ne s'abatte sur lui. Il ne dut son salut qu'à la vivacité de ses réflexes ; les griffes acérées n'atteignirent que l'épaule, au lieu de lui ouvrir la gorge d'un seul coup. À peine eut-il touché le sol, que la mâchoire du monstre se referma comme un étau sur le bras qui tenait le poignard. Le visage grimaçant de douleur, Thomas tenta aussitôt de se dégager mais ses efforts semblaient dérisoires comparés la force des crocs qui le broyaient.