Chapitre 55 - Les Grands Escaliers

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Ils s'élevaient devant eux, tels une immense colonne, défiant toute idée de pesanteur ou de logique. Sarah eut l'impression bizarre d'être entrée dans une gravure d'Escher : il n'y avait absolument ni rime ni raison dans cet enchevêtrement d'escaliers partant dans toutes les directions, imbriqués les uns dans les autres, se superposant ou se croisant selon des angles impossibles. Ils poussaient de toutes parts comme les excroissances d'un organisme au développement anarchique. De simples volées de marches dépourvues de rambarde menaient à des galeries couvertes ou à des portiques sculptés ouvrant sur le vide ; des degrés de pierre monumentaux déroulaient avec faste leurs courbes grandioses avant de s'interrompre subitement au milieu d'un mur ; des escaliers en colimaçon, fragiles comme des spires de verre, enfonçaient dans les ténèbres leurs torsades sans fin ou montaient à l'assaut de hauteurs invisibles. Et à chaque étage de cette construction toute droit sortie des cauchemars d'un architecte dément, était relié tout un réseau de ponts et de passerelles, qui s'étendait comme les fils d'une gigantesque toile.

Le cortège des dames blanches commença à descendre, toujours accompagné de chants et du son argentin des clochettes. Sarah et Thomas les suivirent de loin, guidés par la lumière mouvante de leurs lanternes. Les escaliers étaient traîtres et leurs marches usées semblaient toutes légèrement de guingois. Dans certains passages étroits, Sarah dut avancer plaquée contre le mur, car aucun garde-fou ne la séparait du vide obscur. Plusieurs fois, les deux jeunes gens durent rebrousser chemin car les escaliers devenaient si tortueux qu'ils en étaient impraticables ou se terminaient en cul-de-sac.

Ils étaient en train de négocier un passage particulièrement épineux lorsque, tout à coup, les chants se turent, remplacés par des cris.

À l'étage en-dessous d'eux, les dames aux masques d'argent s'égaillaient dans toutes les directions, en proie à une terreur panique. Sarah ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Le sol semblait bouger devant elles, comme une eau agitée de vaguelettes aux reflets sombres et scintillants. Une lanterne de cristal s'écrasa sur les dalles de pierre, répandant une huile qui s'embrasa aussitôt. La brusque lueur des flammes révéla les minuscules créatures aux membres grêles qui grouillaient sur le sol, et fit briller leurs griffes et de leurs dents avec l'éclat de l'anthracite. Les petits êtres galopaient à une vitesse fulgurante et ils eurent tôt fait de rattraper les fuyardes. Les formes vêtues de blanc disparurent une à une, happées par cette marée noire. Sarah se couvrit la bouche de la main. Ils étaient en train de les dévorer vivantes...

Elle n'en vit pas plus. Thomas la tira brutalement en arrière et ils remontèrent précipitamment les escaliers dans la direction opposée. Mais ils ne purent pas aller bien loin. Un autre essaim descendaient vers eux, se répandant le long des marches comme une nappe de pétrole. Des grattements ténus se firent entendre au-dessus de leurs têtes. Sarah leva sa lampe-torche et la lumière balaya le creux des voûtes qui les surplombaient.

Un millier de prunelles noires comme le jais s'y reflétèrent.

Les créatures étaient partout. Elles coulaient le long des murs, du sol, du plafond. Elles les encerclaient.

_ Bon sang ! Mais que c'est que ça ? s'écria Sarah.

_ Des lutins des cavernes. Une colonie entière, et elle est en chasse, répondit Thomas, laconique, avant de la saisir par le bras pour l'entraîner vers l'échappatoire qu'il venait de découvrir.

Ça, des lutins ?  pensa Sarah avec incrédulité tandis qu'ils dévalaient à toute allure des marches de bois branlantes. Ce n'était pas vraiment ainsi qu'elle avait imaginé les créatures des contes de son enfance. Mais elle se souvint que Ambre lui en avait déjà parlé, à la Foire. Des vermines, avait-elle dit. Ambre... Tout en courant à en perdre haleine, Sarah fit glisser son sac à dos contre sa poitrine pour l'ouvrir. Elle farfouilla à l'intérieur et finit par trouver ce qu'elle cherchait.

Le Roi de l'HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant