Ses poursuivants se métamorphosèrent sous ses yeux.
Au début,Sarah ne comprit pas vraiment ce qu'elle voyait, elle crut que la pluie et les ombres projetées par les lampadaires qui bordaient la piste lui jouaient des tours.
Les deux hommes se laissèrent tomber à quatre pattes sur le sol. Leurs jambes se tordirent brutalement, les os et la chair ondulant d'une façon atroce ; les articulations de leurs genoux se disloquèrent avant de se plier à nouveau, dans le sens inverse. Leurs bras s'allongèrent et se couvrirent de poils drus, tandis que leurs doigts raccourcissaient et se dotaient de griffes à l'aspect redoutable. Le blond leva la tête vers le ciel et poussa un long cri modulé, un son qu'aucune gorge humaine n'aurait pu produire. Dans le lointain, d'autres aboiements lui firent écho. Puis d'un bond puissant de ses pattes arrière, il s'élança à sa poursuite.
Ce ne pouvait pas être réel. Ça ne peut pas être en train d'arriver, pensa Sarah ou du moins la partie de son cerveau qui n'était pas encore totalement paralysée par la peur. Jamais elle n'avait ressenti une telle terreur de sa vie. Une vraie terreur, celle qui instille son venin glacé dans chaque fibre de votre être, celle qui vous liquéfie les entrailles et vous cloue sur place. Pendant un instant qui sembla s'étirer interminablement, elle resta figée sur place, incapable d'assimiler ce qui venait de se dérouler sous yeux.
Cours, fit soudain cette petite partie d'elle-même encore capable de réagir. Cours pour sauver ta peau !
Elle détala à toute vitesse, fonçant droit devant elle. Elle se trouvait presqu'à l'entrée du parc aux Angéliques ; la distance qui la séparait des premières habitations n'était pas si grande... Si elle arrivait à traverser le parc, elle était sauvée.
Sarah ne réfléchissait plus, seul un pur instinct de survie la poussait vers l'avant. Jamais elle n'avait couru aussi vite. Ses poumons étaient en feu ; les muscles de ses jambes la brûlaient comme s'ils étaient chauffés à blanc. Son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu'elle avait l'impression qu'il voulait s'en échapper. Une bourrasque de vent rabattit sa capuche arrière, et la pluie froide se mit à à fouetter son visage rougi par l'effort.
Elle atteignait les premiers arbres lorsqu'un moteur rugit derrière elle. Une voiture déboucha brusquement ; elle venait de quitter la route qui longeait le bord du parc. C'était une voiture comme on en voyait dans les vieux films de gangsters en noir et blanc, avec un avant très allongé et une carrosserie noire, bombée et lustrée comme une carapace de scarabée. Ses roues dérapèrent sur la pelouse détrempée tandis qu'elle roulait droit vers Sarah. La jeune femme se jeta sur le côté pour l'éviter mais la voiture changea brutalement de direction, arrachant quelques mottes de terre au passage, avant de s'immobiliser à quelques mètres d'elle pour lui bloquer le passage. A genoux dans l'herbe boueuse, Sarah leva une main tremblante pour protéger ses yeux des phares qui l'éblouissaient. Elle ne parvenait pas à distinguer le conducteur, à travers le pare-brise zébré par les essuie-glaces en marche.
La portière côté passager s'ouvrit, un homme en veste de cuir en descendit et s'avanca dans le halo des phares hachuré par la pluie. Il avait de longs cheveux cuivrés qui lui tombaient dans le dos. Et le regard le plus froid que Sarah eut jamais vu...
Ce fut tout ce qu'elle eut le temps de remarquer avant qu'un 4x4 gris surgi de nulle part ne vienne percuter de plein fouet la Traction Avant. Le pare-buffle chromé défonça son aile droite et la déplaça de plusieurs mètres, dans un fracas de tôle froissée et de verre brisé. Deux hommes vêtus de noir jaillirent du véhicule. Ils portaient tous les deux des armes, qui ressemblaient à une version moderne de l'arbalète.
Sous les yeux médusés de Sarah, ils épaulèrent leurs arbalètes comme on l'aurait fait de fusils et tirèrent sur l'homme à la chevelure rousse. L'un des carreaux le frappa à la poitrine, le second se planta juste sous son œil droit. Il s'écroula sur l'herbe comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Reprenant ses esprits, Sarah tenta de se relever mais une douleur fulgurante explosa dans sa cheville lorsqu'elle prit appui sur son pied gauche. Elle était probablement foulée, peut-être même cassée...
Les deux inconnus étaient en train de recharger leurs armes lorsque l'une des deux monstruosités qui la poursuivaient bondit sur le premier tireur et referma ses mâchoires écumantes sur le bras qui tenait l'arbalète. La seconde créature atterrit sur le capot du 4x4 et se ramassa en grondant, prête à sauter à la gorge de l'autre homme en noir. Celui-ci décocha aussitôt le carreau qu'il venait de charger dans le dos du monstre qui attaquait son compagnon, lui faisant relâcher sa prise. Puis, abandonnant son arbalète, trop lente, il sortit une longue lame de sous son manteau pour faire face au chien qui le menaçait. Un miroitement argenté, quasi-phosphorescent, courut le long de l'acier lorsqu'il la brandit.
Il ne faut pas que je reste ici ! pensa Sarah, paniquée. Qui que soient ces types, elle n'avait aucune envie de découvrir ce qu'ils lui voulaient. Heureusement, ils semblaient trop occupés à se battre pour faire encore attention à elle ; il fallait qu'elle en profite. Elle rassembla tout son courage et se redressa tant bien que mal sur sa jambe valide. La jeune femme fit quelques pas en boitillant, et s'efforça d'ignorer la brûlure qui remontait le long de ses nerfs à chaque fois qu'elle s'appuyait sur sa cheville blessée. Elle réussit à se traîner sur quelques mètres avant de trébucher et de s'étaler de tout son long, le nez dans l'herbe humide. Des larmes de souffrance et de désespoir lui piquèrent les yeux. Je ne vais jamais y arriver...
Une ombre s'interposa soudain entre elle et la lumière des réverbères.
Elle leva les yeux et découvrit l'homme aux cheveux roux campé au-dessus d'elle. Un carreau empenné de noir dépassait de sa poitrine, profondément enfoncé au niveau du cœur, et la chemise qu'il portait sous sa veste était maculée d'une large tache rouge et humide. Comme si de rien n'était, il porta une main à son visage et arracha le trait fiché dans sa pommette. Un filet de sang se mit à couler de la plaie béante, bientôt dilué par la pluie qui ruisselait son visage. Il devrait être mort ! Il a une flèche plantée dans le cœur... Comment peut-il encore tenir debout ?
Il se pencha vers elle, et elle constata avec stupeur que la blessure de sa joue était déjà en train de refermer. Sous les chairs en train de se reconstituer, elle aperçut le blanc luisant de l'os mis à nu. L'homme roux l'attrapa par le bras pour la forcer à se mettre debout, mais sa jambe blessée se déroba sous elle. Sarah gémit de douleur ; l'homme ne fit que serrer plus fort et se mit à la traîner en direction de la route. Sarah se débattit avec l'énergie du désespoir, et agrippa son bras pour tenter de lui faire lâcher prise. Mais c'était peine perdue ; elle ne le ralentit même pas. Imperturbable, il continuait de la tirer, sans prendre garde à sa jambe, qui se tordit de nouveau. Un voile de douleur rouge tomba sur les yeux de Sarah.
C'est alors qu'une chose sombre, enfouie, se réveilla en elle. Une vague noire et glacée montée des profondeurs, qui la parcourut en emportant tout sur son passage. Un flot d'énergie comme elle n'en avait jamais connu afflua dans ses veines, à la fois douloureuse et exquise, impossible à contenir. Sa peur et sa fatigue furent balayées comme des fétus de paille par le vent...
Les battements de son cœur s'accélèrent. Autour d'elle, tout se mit à ralentir...
Puis le temps sembla se figer.
Sarah pouvait distinguer chaque détail de ce qui l'entourait avec une clarté cristalline. Les gouttes de pluie, suspendues dans l'air immobile, luisaient comme des perles de verre dans la lueur des réverbères. Une expression d'horreur et de souffrance s'était peinte sur le visage de l'homme roux, qui resta pétrifié dans un cri muet. À son contact, la peau de l'homme s'était mis à noircir et à se détacher des muscles ; elle sentit la chair se creuser et s'amollir sous ses doigts, comme rongée par un acide. Une terrible odeur de viande avariée lui monta aux narines.
Elle discernait chaque fragment de peau qui se délitait, chaque boursouflure violacée qui sillonnait son bras aux muscles noueux, se propageant depuis l'endroit où elle le tenait convulsivement serré. Elle vit les veines qui parcouraient le dos sa propre main, gonflées comme si elles charriaient quelque chose de plus épais et de plus sombre que du sang.
Brusquement, le monde reprit sa marche. Elle sentit la vague qui l'avait portée retomber et l'entraîner avec elle dans son reflux. Sa vision s'obscurcit...
La dernière image qu'elle emporta avant de sombrer dans le néant fut celle de ses doigts glissant d'un amas de chairs pourrissantes qui avait été le bras d'un homme.
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Le Roi de l'Hiver
ParanormalC'est un soir d'octobre comme les autres pour Sarah, une jeune femme sans histoires qui est loin de se douter que sa vie va basculer dans l'étrange. En tentant de secourir un inconnu, elle se retrouve bien malgré elle dépositaire d'un fardeau qui s...