Novembre 2017, France.
La porte d' entrée massive s'ouvrait sur une cour intérieure lumineuse, austère.
Les bagages, cartons étaient entassés au milieu, posés ou lâchés contre le palmier. Elle était assise sur l'un d'entre eux, les yeux dans le vide, rêveuse et triste.Paul déboula de la cage d'escalier, fringant dans son costume bleu nuit, la cravate assortie à ses yeux verts, déjà absent de la vie, des autres. Il enjamba les cartons, jeta un coup d'oeil étonné à la fillette et sortit.
Il était déjà dans sa réunion, échafaudant toutes les plans possibles, il avait besoin de se rassurer. Il ne se sentait pas des leurs. Il courait presque, il traversa la rue son esprit absorbé par l'argumentaire de son discours quand il aperçut la devanture d'une librairie . La couverture bleue d'un livre le renvoya au palmier et à la petite fille assise: ses yeux étaient ni tristes ni gais mais résignés, ses mains tenaient un livre à la couverture bleu avec une montagne enneigée.
Il ralentit son rythme, et vira à gauche . Alors qu'il poussait la porte de l immeuble cossu dans lequel il passait toutes ses journées, il stoppa net. Rien n existait plus autour de lui, l' agitation de la rue ne l atteignait pas.
Il fit demi tour, bousculant les passants, et rentra à toute vitesse, le souffle court , dans la cour de son immeuble.
Il se tenait devant elle, fixant le livre.
Ce devait être la fille des locataires du dessus qui déménageaient. Elle semblait frêle au milieu des cartons , mais ce matin, c'était une voleuse.
Elle lui expliqua que ses parents l avaient trouvé dans la grenier où ils stockaient tous des affaires.
Paul lui demanda si elle avait lu le livre. La petite fille hocha la tête de haut en bas en souriant.Les larmes montaient doucement aux yeux de Paul. Il prit sa voix la plus douce pour lui demander de lui rendre le livre.
Il était beau , brillant avait une vie parfaite, pourtant il était ébréché, pas cassé, juste fendu.
Son enveloppe parfaite, ne laissait rien transparaître. Lui même ne se doutait pas qu' il était fendu, il pensait être invincible.En une seconde, ce livre le transporta en 1980, il semblait tout à coup, perdu, cherchant ses parents. Sa veste semblait lui tomber sur les genoux, il était minuscule.
La ligne de Paul venait de se craqueler , sans bruit.
Il ne bougeait plus, tenant le livre entre ses mains, le dévorant des yeux, insensible aux bruits, aux voix.
La petite fille le fixait, heureuse de trouver un adulte qui lise le même livre qu'elle.Paul se faisait atomiser par les souvenirs, souriant sans même réaliser la déflagration. Il était collé au mur cerné par les images ,les odeurs qui remontaient se collaient à ses yeux, ses narines. Lentement, elles s'approchaient. Les images affluaient, les voix, les visages, des instantanés troubles, des lieux, des photos animées, tout revenait.
Paul était assis sur un carton, il sentit la main de la petite fille se poser sur son épaule, ses yeux noirs le fixaient. Paul était sur un manège, sa tête tournait, son cœur se soulevait, la spirale l'absorbait. Les prénoms défilaient, farandole de lettres , les visages , des puzzles de photographies .
Lentement, il entrouvrit ses yeux, pour reprendre pied.
Il posa ses lèvres sur le front de la petite fille, et se leva.
Paul marchait lentement, ses yeux légèrement plissés, il portait l'uniforme de cette rue, mais balançait son cartable. Ce balancier le portait, il tenait son cartable ,le levait haut devant et repartait en arrière tout en coordonnant la montée de ses talons. Poser la pointe du pied, balancé du cartable, montée du talon, bras gauche en avant, cartable vers l'arrière .Toutes les silhouettes marchait du même pas, le regard droit, pas un pas de côté, tendues , le balancé de Paul jurait dans cette monotonie. De la main gauche, il tenait le livre.
Paul arriva ainsi à la porte de l'immeuble , il avait 6 ans, et une réunion à venir. En retard, il semblait détendu, absent. Il balançait son cartable et traversa ainsi le hall. Il s'assit à son bureau indifférent au bruissement des voix, des pas dans le couloir. Sa montre indiquait qu'il était dix heures.
La réunion commençait. Il était
pris de panique, se retrouvait propulsé dans le présent, la peur, le doute. Il était l intervenant principal de cette réunion, devant son supérieur, Jean. Il devait absolument redevenir son bon petit soldat dans les secondes qui le séparait de la salle. Il prenait conscience de ses pas sur la moquette épaisse , il atterrissait dans son monde, ses talons ne se soulevaient plus , mais s'enfonçaient dans le sol moelleux. Paul ralentissait son pas, se laissait quelques secondes pour effacer les dernières images. Au mur, les tableaux à la gloire de la société semblaient si ternes, qu'il les remplaça par des paysages enneigés, par des portraits souriants.Il arrivait à la porte , il écouta la voix de Jean posée, sympathique. Il connaissait son regard quand il entrerait, il pesait déjà sur lui. Il stoppa net, encore une fois, et fît demi tour.
Il prit une grande inspiration et sortit. Paul reprit le rythme du balancier jusqu'au parc Monceau.
Sa tête tournait, il voyait sa vie actuelle filer et les morts ressusciter, ses parents. Sa tête explosait, ses yeux se noyaient, il était seul, depuis quinze ans.Il se laissa tomber sur un banc, prit le livre dans son cartable, et caressa la couverture bleue. La seule vision qu'il avait gardée en mémoire de chacun de ses parents était la dernière image . La tristesse, la peur, empêchaient, comme un pansement, les souvenirs, les voix, les lieux d'exister.
Il s' était concentré sur les derniers souvenirs, le souffle court, le corps qui lâche, le regard qui s envole et le silence, le soulagement. Il vivait avec, c était son barrage, sa protection .
L' herbe du parc fraîchement coupée. Les pâquerettes , le jardinier, le transportaient sur le chemin de son école. Il balançait son petit cartable, sa main dans celle de sa mère. Il se concentra sur les brins d'herbe, scrutant une trace de vie, se souvenant, soudain, de ces heures passées à la recherches de mondes infiniment petits, plus petits que lui.
Il avait tout effacé, et tout revenait. Ses bras posés sur ses jambes, le regard fixé sur deux brins d'herbe, il fuyait encore une fois. Ils n'étaient plus là, il vivait depuis quinze ans, comme un automate, en apparence d'une exquise bonne humeur, beau, délicat , employé dévoué. Il avait vendu la maison, donné les vêtements, mis les photos, les objets dans des cartons, jamais ouverts.
Une fourmi s'aventurait sur un brin d'herbe, elle s'accrocha, vacilla, et retomba. Il leva les yeux, mais tout était trouble, son visage était inondé, il n'avait pas senti ses larmes. Il se laissa retomber sur le banc, pourquoi ces larmes maintenant ? Ce n'était que de l'eau, il les essuyait, elles revenaient, ce n était que de l'eau, il avait dompté sa tristesse , ce n'était que de l'eau.
La fourmi essayait à nouveau de gravir le brin d'herbe qui vacillait sous son poids, ce n était que de l'eau.
Son téléphone sonnait, il ne bougeait pas, n'essuyait plus ses larmes, les ignoraient royalement.
Paul resta ainsi plusieurs très longues minutes, abasourdi, prenant lentement conscience de sa douleur, et de la douceur des images. C'était cette douceur qui le surprenait le plus, il avait bâti des palissades, pour ne plus se souvenir, ne plus les voir, les imaginer.
La fourmi retombée, reprit son chemin dans la rosée.
Il serrait le livre dans une main, le téléphone dans l'autre, les sons du parc, de la ville, l'atteignaient à nouveau, il se secoua, comme un chien s'ébroue, et se leva tout doucement.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
General FictionPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...