Chapitre 35

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Félix s'enfonçait dans les méandres de la Terre à une vitesse prodigieuse lorsqu'il songea à la mort. Si sa trajectoire déviait d'un malheureux centimètre, il se fracasserait contre la paroi. S'il parvenait à rester immobile durant sa chute, la gravité se ferait un plaisir de l'écraser au moment de l'atterrissage. Toutefois, sa vitesse et l'étroitesse du conduit n'étaient pas les seules raisons de son inquiétude. Il y avait aussi sa nature d'élu déchu. Si Obane lui avait refusé un démon le soir de ses seize ans, pourquoi l'autoriserait-il à emprunter un passage destiné aux démonistes ?

Sa valise plaquée contre le torse, ses bras en croix pour mieux la tenir, Félix s'efforça de ne pas hurler. Soudain, le sifflement de l'air disparut. Le conduit recracha le garçon qui virevolta dans l'estomac béant d'une grotte. Plongé dans le noir, il aperçut brièvement une lueur et continua de la voir par intermittence, au grès de ses pirouettes désordonnées.

Alors que sa chute touchait à son terme, une surface molle le réceptionna un mètre au-dessus de l'eau. Posté sur la rive, un démon tenait une épuisette dans les mains et la tendait à bout de bras. Dans un grognement rauque, il fournit un dernier effort pour redresser la perche, sauvant son colis de la baignade.

— C'o po vré lo ! Les gen'ouilles, fl'ait les plier ! Si tvé raide coume un piquet, ché trop doure !

Félix, qui recouvrait son calme au fond du filet, ne comprit pas un traître mot de ce qu'il disait.

— T'vo bien le pt'io ?

Cette fois, il pensa saisir le sens de sa question.

— Oui, ça va. Merci, souffla Félix.

— J'te romène sur les terrr freme.

Le garçon se contorsionna pour jeter un coup d'œil au drôle de personnage. À la lueur de la lanterne posée sur la rive, Félix découvrit un démon pour le moins original. Il était de forte corpulence, haut comme deux fois sa taille, mais pourvu d'une tête de lapin.

— T'main !

Félix tendit le bras et le démon le sortit de l'épuisette, la valise avec. Il le posa sur ses pieds et se pencha pour l'observer. Son nez et ses moustaches frémissaient à mesure qu'il le reniflait. Son corps, en tout point similaire à celui d'un humain, était doté d'une musculature impressionnante. Chaque parcelle de peau était tendue par la forme sculptée d'un muscle. Il n'y avait que son visage qu'il était difficile de prendre au sérieux, avec ses longues dents de rongeur et sa fourrure blanche. 

Le regard de Félix glissa sur sa robe princesse, d'un bleu ciel impeccable.

— C'mo raube que tou reugard ?

Il s'exprimait avec un étrange accent, mélange de russe et de vieil anglais. Ainsi, les "r" se voyaient prolonger et les "o" étaient plus profonds.

— Oui... Elle... elle est très belle. Monsieur, bégaya l'adolescent.

— Oh, c'tré gontil c'o. Raube Zara.

Félix douta de ce qu'il avait entendu.

— Pardon ?

— Ocheté ché Zara. Sauldes derrrniaires.

— Zara, la boutique de vêtements ?

Le lapin – s'il était possible de le définir ainsi – confirma en hochant la tête.

— C'est un très bon choix.

Le démon apprécia le compliment et se redressa pour dominer Félix de toute sa hauteur.

— Porquoi to é là ?

— Je dois me rendre à l'école Bois Sombre.

— Oh ! Viens avé moi l'omi.

Ils longèrent la rive sur une vingtaine de mètres et empruntèrent un escalier taillé dans la roche. En contrebas, une barque flottait sur l'eau, une paire de rames posée sur les bords. Une masse de tissu roulée en boule était entreposée dans l'embarcation et le lapin-Goliath (à défaut de connaître son identité, Félix le surnomma ainsi) se pencha au-dessus pour s'écrier :

— DÉBOT !

La boule de tissu sursauta et un épouvantail bondit sur ses jambes, les poings levés pour frapper le premier venu.

— Oh, c'est toi Tarin, bredouilla-t-il en enfonçant un chapeau de paille sur le sac de blé qui lui faisait office de tête. Désolé, je faisais un petit somme. Tu en as récupéré un ?

Félix se présenta et secoua la main en guise de salutations.

— Tu te rends à l'école ?

— Oui.

— Allez, monte à bord ! Je te dépose.

Le garçon s'installa sur une banquette en bois, sa valise entre les jambes. L'épouvantail défit la corde qui retenait la barque. Ils quittèrent la rive sans effort et un léger courant les tira vers un côté de la grotte. L'embarcation emprunta un tunnel et apparut, après quelques mètres de navigation, une ouverture éclairée par la lumière rougeoyante du soleil déclinant. Dehors, la barque suivit une rivière entourée de forêt. Le ramage des arbres bruissa sous la brise et une poignée d'oiseaux s'envola sous le ciel carmin. Félix connaissait les forêts au-delà de Saint Mérand et était prêt à parier que celle-ci ne figurait nulle part sur les cartes régionales. Il y avait quelque chose de magique avec ces lieux, ce qui, au final, n'avait rien de surprenant.

— Les terres de Ponin-Sur-Rot ont été créées de toute pièce par des démonistes et, de ce fait, elles sont inaccessibles aux Ignorants. Le puits que tu as utilisé pour venir ici est également enchanté. Si un démoniste s'y glisse, il atterrit dans la grotte de Tarin le rongeur. En revanche, si c'est un Ignorant, c'est une tout autre histoire, expliqua le démon en guidant la barque.

Un coup de vent secoua l'embarcation et l'épouvantail maintint son chapeau de paille sur sa tête.

— Nous arrivons bientôt, dit-il une fois la bourrasque passée.

Félix était curieux de découvrir l'école. Ressemblait-elle à un manoir comme les foyers des démonistes ? Ou plutôt était-ce un château en pierre coiffé de tours ? Après un virage, une haute structure circulaire se profila entre les branches des arbres. C'était un gigantesque bâtiment habillé de bois et de béton, percé de milliers de fenêtres. À la cime du flanc que Félix pouvait apercevoir, des étendards flottaient dans les airs, arborant des emblèmes inconnus.

— Je te laisse ici, déclara le démon après avoir calé sa barque contre un ponton. Suis le chemin et rends-toi à l'administration. Ils sauront te conseiller.

Félix débarqua sur la terre ferme et remonta le sentier. À mesure qu'il avança, la forêt s'étiola, puis le garçon accéda à une clairière. Plus loin devant lui, des jeunes gens en file indienne traversaient un pont-levis et se dirigeaient vers l'entrée de l'école. Félix les observa, stupéfait. Tandis qu'ils chahutaient bruyamment, leurs démons flottaient dans les airs et discutaient entre eux. On aurait dit que le corps et l'esprit des adolescents s'étaient séparés et que chacun s'entretenait avec son semblable. Même pour Félix, ce spectacle était impressionnant.

— Il n'y a pas de doute, je suis au bon endroit, murmura-t-il pour lui-même.

La Famille Malcius - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant