Chapitre 41

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La vieille femme servit deux tasses de thé et croqua dans un biscuit.

— Non, pas le moins du monde.

— Alors, comment se fait-il que vous puissiez voir les démons ?

— Les drôles d'esprits me sont apparus lorsque j'ai commencé à fréquenter William.

À la lumière de cette révélation, Clément comprit que son exposition prolongée au démon lui avait octroyé l'omniscience.

— Les drôles d'esprits ? C'est comme ça que vous les appelez ?

— Oui, c'est plus agréable à l'oreille.

— Ils ne vous effraient pas ?

— Les esprits sont monnaie courante dans ma culture. Alors, que ce soient les vôtres ou les miens, il n'y a pas de différence.

— Excusez-moi si je parais indiscret, mais à quelle culture appartenez-vous ?

— À celle des gens du voyage.

Clément essaya de cerner l'histoire de la vieille femme et, manquant d'information pour nourrir ses déductions, il alla droit au but et posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Il y a quelque chose que je ne saisis pas. Qu'un démon vous ait approché et que vous ayez développé l'omniscience, je veux bien. Mais de là à en avoir deux dans le jardin et un troisième avec une photo de vous autour du cou, ça commence à faire beaucoup.

Marguerite poussa un rire puis essuya une larme sur sa joue, encore souriante de s'être esclaffée.

— La première fois que j'ai rencontré William, je devais être un peu plus jeune que toi. C'était il y a...

Elle partit chercher une calculatrice dans la cuisine et, la langue pincée entre les lèvres, elle pianota sur la machine.

— Voilà. C'était il y a soixante-dix-neuf ans.

Clément effectua la soustraction dans sa tête. Son visage s'assombrit.

— Oui, ce n'est pas la période la plus glorieuse de l'histoire de l'humanité, reconnut Marguerite. À cette époque, ma famille et moi séjournions en Allemagne. Nous avons été arrêtés et déportés à Auschwitz en 1942 avant d'être séparés. Quelques jours plus tard, j'ai été déplacée dans un autre camp, après quoi je n'ai plus jamais eu de nouvelles de mes sœurs et de mes parents.

Elle caressa ses paupières du bout des doigts et poursuivit.

— C'est dans ce nouveau camp que William m'est apparu pour la première fois. Un soir, cette fripouille s'est glissée sous mon lit et a semé des cauchemars dans mon sommeil, mais rien ne s'est passé comme prévu. Ses cauchemars n'ont pas pris, comme une graine qui n'aurait pas germé. Constatant son échec, il est venu fouiner dans mes songes pour voir ce qui s'y passait. La terreur et la tristesse qu'il y trouva, il refusa de s'en repaître. Après cette nuit-là, William s'est présenté à moi.

— Vous n'avez pas eu peur ? intervint Clément.

— Avec les monstres qui rôdaient au-dehors, William me parut doux comme un agneau. Rapidement, nous nous sommes liés d'amitié et passions le plus clair de notre temps ensemble. Bien sûr, les autres prisonnières se sont posé des questions en me voyant parler dans le vide, mais chacune avait des problèmes plus importants et on m'oublia. Puis, un jour, les Allemands sont venus nous chercher, mes camarades et moi, pour nous emmener dans les chambres. William a refusé de m'abandonner et il a organisé mon évasion. Nous avons fui le camp tous les deux.

— Et William ne vous a plus jamais quittée.

— Non, plus jamais. Ensuite, il m'a présenté à ses amis, ceux que tu as rencontrés dans le jardin.

— Oui, je m'en souviens, grogna Clément en palpant son épaule.

Du sang s'était écoulé de la morsure et une auréole sombre marquait son maillot.

— Laisse-moi voir ça de plus près.

Marguerite récupéra une trousse à pharmacie dans la salle de bain et jeta un œil à l'épaule meurtrie.

— Mes talents de couturière ne sont pas exceptionnels, mais je peux au moins te désinfecter.

— Ne vous en faites pas, mon démon va s'en occuper.

L'adolescent invoqua l'entité.

— Ça alors, je n'en avais jamais vu des comme celui-là, dit Marguerite. Comment vous appelez-vous ?

Amusé par la manière qu'avait la vieille femme de s'adresser au démon, Clément l'autorisa à répondre.

— Je ne possède pas de nom. J'appartiens simplement à la famille des Ronine.

L'après-midi s'écoula tranquillement tandis que Marguerite et Clément conversèrent. La vieille femme voulut connaître les circonstances de la mort de William mais n'obtint qu'une réponse évasive : le démon avait été exécuté pour avoir possédé un Ignorant. Marguerite pleura en silence, assise sur le canapé.

En fin de journée, Clément décida de rentrer chez lui.

— Je vais devoir vous laisser, ma famille doit m'attendre.

— Bien sûr. Prends du gâteau avec toi. Celui que j'ai fait est trop gros pour une grand-mère comme moi. Puis, Freddy et Basil n'en mangent pas.

Il devina que ce devait être le nom des démons dans le jardin et esquissa un sourire.

— Avec plaisir.

Sur le chemin du retour, Clément déverrouilla son téléphone et reçut plusieurs notifications pour appel manqué. Il contacta aussitôt sa sœur.

— Salut frangine, tu as essayé de m'appeler ?

— On s'est foutus dans un sacré pétrin, soupira Fleur.

— C'est-à-dire ?

La fille résuma ce qui s'était passé au lycée et présenta les déductions formulées par Gabriel lorsqu'ils étaient réunis à l'infirmerie.

— Alors, ils voudraient se venger... En tout cas, la bonne nouvelle, c'est qu'ils n'ont pas encore contacté l'Administration. Parce que s'ils nous dénoncent et qu'une enquête est ouverte, ça va chauffer pour nos fesses. Maintenant, reste à trouver un moyen de les calmer pour qu'ils nous fichent la paix.

— Justement, on a une idée. Mais... Je préfère t'en parler en face plutôt qu'au téléphone.

Au son de sa voix, Clément discerna l'inquiétude de sa sœur.

— Ça marche. Je rentre à la maison.

— À tout de suite.

Il raccrocha et s'arrêta au milieu de la rue. Les chats s'étaient dressés sur les toits des maisons et l'observaient d'un air mauvais. 

La Famille Malcius - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant