Chapitre 36

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Une lumière grisonnante se leva de derrière les collines. Son voile décoloré épousa la petite ville de Saint-Mérand, grimpant sur le toit des maisons et glissant le long des routes. Une ambiance morne pesait depuis plusieurs jours sur la bourgade et il n'y avait eu aucun rayon de soleil pour la repousser.

Fleur attrapa son sac à dos et sortit sur le perron. Elle resta un instant en haut des marches, observant la cour en gravier et la forêt qui fermait l'horizon. Une obscurité épaisse persistait entre les branches des arbres, comme si, au-delà de la lisière, ne subsistait que le néant. Déjà que la forêt n'était pas très accueillante en été, elle se montrait clairement hostile en automne.

D'un geste rapide, pour ne pas laisser ses mains trop longtemps en dehors de ses poches, elle tira ses cheveux en arrière et les bloqua derrière ses oreilles. Ce fichu temps commençait à jouer sur son moral et ça se ressentait à la maison. Son père lui reprochait d'être plus grincheuse, d'être trop souvent "à fleur de peau", disait-il en s'esclaffant. Et c'était bien vrai. Le peu de fois où elle souriait, c'était lorsqu'elle tenait son téléphone dans les mains, chose que Clément remarqua. Ce dernier s'était jeté dans une investigation à haut risque visant à démasquer l'inconnu pour qui elle en pinçait. Car il en était persuadé : on ne souriait pas devant son téléphone portable à moins de recevoir des messages de son bien-aimé. Finalement, ça n'avait rien donné car l'Oculus de Fleur s'était méfié de ses coups d'œil obliques et avait prévenu son hôte. La fille avait clôturé l'enquête avec un coup de poing dans les côtes de son frère.

— Avise-toi de m'espionner et je te pète les genoux, avait-elle scandé en montant dans sa chambre.

La jeune femme dévala les escaliers et se mit en route pour le lycée, écouteurs dans les oreilles. La chanson Two Trees, de Edgär, l'accompagna jusqu'à son arrêt de bus et elle termina le trajet en secouant doucement la tête sur les notes de Snow, des Red Hot Chili Peppers. C'était son père qui lui avait partagé son amour pour le groupe de rock américain, au fil de ses chorégraphies déjantées au milieu du salon, le volume de l'enceinte poussé à fond.

Le premier cours de la journée passa rapidement et la pause de dix heures arriva avec un train d'avance. Fleur voulut retrouver ses amis dans la cour mais trois énergumènes l'alpaguèrent tandis qu'elle traversait l'établissement. La bande des casse-cous l'entoura et l'ensevelit de questions sur leur camarade absent.

— Il passe ses nuits dans un dortoir mixte ? questionna Melvin, les yeux et les oreilles grands ouverts. Parce qu'il ne nous a rien dit encore. Peut-être qu'il n'a pas de réseau... Dis, tu sais si Félix a du réseau, là-bas ?

— Il y a beaucoup de filles là où il se trouve ?

Fleur ricana en les voyant se tortiller d'impatience.

— Vous lui demanderez quand il sera rentré, répondit-elle

— Il ne se sent pas trop seul ? s'enquit Bastien.

Le sourire de la jeune femme diminua. Elle se sentit déstabilisée par l'intervention du garçon et son Oculus profita de sa confusion pour se déployer. Le démon se pencha au-dessus de Bastien et le toisa, jugeant sa légitimité à perturber son hôte.

Fleur se ressaisit et rappela son Oculus à l'ordre.

— J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? continua Bastien.

— Non. C'est juste que je n'ai pas eu de nouvelles de lui depuis qu'il est parti.

Voyant qu'ils ne pourraient lui soutirer aucune information croustillante, les trois adolescents changèrent de sujet, un peu déçus.

— Tu te rends au discours de la directrice ?

— Le discours de la directrice ? rebondit Fleur.

— Madame Garcia veut rendre hommage à Cédric, expliqua Max en baissant les yeux. Beaucoup d'élèves ont été touchés par sa disparition. Elle veut les aider à faire le deuil.

Fleur se pinça les lèvres. Cédric, l'ami de son frère qui avait mis fin à ses jours à cause du démon qui le torturait.

— Quand est-ce que le discours a lieu ?

— Maintenant, l'informa Melvin.

— Alors, allons-y.

Tous les étudiants s'étaient rendus dans la salle polyvalente du lycée, une vaste pièce au fond de laquelle avait été aménagée une estrade. Madame Garcia s'y tenait, sobrement vêtue et la tête haute pour donner de l'assurance à ses prochains mots.

Le petit groupe se fraya un chemin parmi la foule et trouva un espace libre.

— Tiens, voilà la pimbêche.

Fleur remarqua la présence de Valentine. Elle lui sourit, puis répliqua :

— Je ne t'avais même pas vue, cingla-t-elle. Encore une preuve de l'insignifiance de ton existence.

Valentine quitta l'estrade des yeux pour lui adresser un regard méprisant.

— Vieille peau.

— Pétasse.

— Je vois que vous vous entendez à merveille, se gaussa Théo derrière elles.

Fleur chercha Gabriel. Ce dernier apparut un peu avant le début du discours, l'arcade ouverte et la lèvre éclatée. Des taches de sang maculaient le col de son pull. Il donnait l'impression d'avoir participé à un combat de boxe entre deux cours. Les élèves le scrutèrent d'un air déconcerté, se demandant ce qui avait bien pu lui arriver. Max et Melvin constatèrent l'attraction qu'exerçait son charisme et songèrent à se cogner la tête contre les murs pour espérer ressembler un tant soit peu à ce beau brun ténébreux. Sauf qu'ils n'étaient pas bruns, et encore moins ténébreux.

Comme si de rien n'était, le garçon se joignit à sa famille et ni son frère, ni sa sœur, ne s'inquiétèrent de ses blessures.

— Bonjour à tous, commença Madame Garcia. Je tenais à...

Valentine Foladel poussa une plainte déchirante et tomba à genoux, les mains plaquées contre les oreilles. L'esclandre arracha un sursaut à ses frères. Ils essayèrent de lui venir en aide d'une quelconque manière mais le mal se propagea et ils s'effondrèrent à ses côtés.

La directrice s'était tue, hébétée par les hurlements.

Fleur observa ses amis se tordre de douleur, complètement désemparée. Au moment où elle retrouva son sang-froid et décida de réagir, la torture invisible la terrassa à son tour. Une pression abominable comprima sa boîte crânienne et elle finit allonger par terre en chien de fusil, un filet de salive s'écoulant sur sa joue.

Pris de panique, les casse-cous se rassemblèrent autour de leur camarade.

— Fleur ! s'écria Max. Qu'est-ce qui vous arrive à la fin ? Fleur !

La fille réussit tout juste à prononcer :

— Appelle Clément.

La Famille Malcius - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant