Chapitre 1 (Victoire)

2.5K 122 33
                                    

Je suis née avec une cardiopathie congénitale, un terme savant qui signifie que mon coeur s'est mal formé quand j'étais dans le ventre de ma maman. Cette pathologie touche environ 5 enfants sur 1000, et comme je suis une grande chanceuse c'est tombé sur moi. J'ai été diagnostiquée à quatre ans. Mes parents me trouvait moins active que les autres enfants. Je me fatiguais très vite et la moindre course suffisait à m'essouffler. Ils se sont inquiétés et ils m'ont emmenée chez le médecin. Celui-ci a supposé que je devais être asthmatique et pour s'en assurer il m'a prescrit des examens. Je suis donc allée à l'hôpital pour faire des tests cardiologiques et pulmonaires et le verdict est tombé quelques jours plus tard. Pas d'asthme mais (parce-qu'il y a toujours un mais) une cardiopathie congénitale. Le premier réflexe de mes parents a été de contester le diagnostic. C'est ainsi que ma mère, juriste de profession, a entrepris d'expliquer la médecine au cardiologue assis en face d'elle. Elle lui a dit :

_ Docteur, vous vous trompez forcément. Ma fille ne peut pas avoir de malformation cardiaque puisque personne ne souffre de cette pathologie dans la famille.

Ce à quoi le docteur a répondu :

_ J'entends ce que vous dites, mais (parce-qu'il y a toujours un mais) congénital ne signifie pas héréditaire.

En clair, inutile de sortir un arbre généalogique pour trouver un ascendant qui pourrait m'avoir transmis son coeur en vrac, il n'y a pas de coupable à blâmer. C'est la faute à pas de chance. Souvent la nature fait bien les choses. Parfois elle les fait moins bien. Apparemment elle s'est loupée avec moi. C'est dommage mais c'est comme ça.

Ma mère a quitté le cabinet en promettant de coller un procès à l'incompétent qui venait de lui dire que sa fille était malade (ma mère a la fâcheuse tendance de menacer d'un procès tous ceux qui la contrarient, je la soupçonne d'être responsable à elle seule de l'engorgement des tribunaux). Bien décidée à demander l'avis d'autres spécialistes, elle m'a fait faire la tournée des hôpitaux et chaque fois j'ai reçu le même diagnostic. Comme tous les cardiologues de la région ne pouvaient être des incompétents, ma mère a dû se rendre à l'évidence : sa fille était malade.

Pendant les premières années, la maladie m'a laissé un relatif répit. Bien sûr, je ne pouvais pas faire tout ce que faisaient les autres enfants. J'étais diminuée physiquement, en EPS je devais m'en tenir à des efforts modérés, il m'arrivait fréquemment de manquer des jours d'école à cause de rendez-vous médicaux, je devais suivre un traitement contraignant et respecter une hygiène de vie stricte. Mais dans l'ensemble mon état de santé était jugé satisfaisant par les médecins. J'ai ainsi pu vivre à peu près normalement, jusqu'à cet été.

Comme chaque année à la mi-juillet, je suis partie avec mes parents et ma sœur en vacances dans le sud de la France. Nous avons passé deux semaines à flâner sur la plage au soleil, à prendre des bains de mer, à visiter les marchés, à nous promener sur la côte, à profiter les uns des autres. J'ai adoré ces quelques jours qui ont été comme une parenthèse enchantée dans nos existences. Ces quelques jours où papa s'est débarrassé de ses problèmes au boulot, où maman s'est enfin décidée à sourire, où ma sœur a arrêté de m'en vouloir, où j'ai oublié que j'étais malade. Mais (parce-qu'il y a toujours un mais) cette douceur de vivre ne pouvait durer qu'un temps. La parenthèse enchantée s'est refermée et la maladie m'a rattrapée.

Peu après notre retour du sud de la France, j'ai commencé à me sentir mal. Maux de tête, vertiges, essoufflement plus important que d'habitude, fatigue excessive, mal au ventre, toux... Une liste interminable de symptômes qui signifiaient que manifestement quelque chose n'allait pas. Mes parents en ont parlé au docteur Durin, le cardiologue chargé du suivi de ma cardiopathie, qui m'a demandé de faire des prises de sang et un bilan cardiologique. Après avoir pris connaissance des résultats, il a appelé mes parents pour leur dire qu'il voulait me voir en urgence. Avant même de me rendre à ce rendez-vous, j'ai compris que ça ne sentait pas bon car le Dr Durin ne m'avait encore jamais convoquée en urgence comme ça. La manière dont il nous a accueillis le jour du rendez-vous, mes parents et moi, m'a confortée dans ce sentiment. Lui qui d'ordinaire était si souriant avait cette fois la mine grave. Il nous a invité à nous asseoir dans son bureau et il a attendu longtemps, beaucoup trop longtemps, avant de prendre la parole.

_ Victoire, je suis vraiment désolé de devoir t'annoncer cela mais je viens de recevoir les compte-rendus de tes examens et ils ne sont pas bons.

Il prend une profonde inspiration avant de se lancer dans une longue tirade par laquelle il tente de m'expliquer pourquoi mes examens ne sont pas bons.

_ Ce qui veut dire ? l'interrompt mon père comme il ne comprend rien à cet exposé médical et souhaite inciter le médecin à aller à l'essentiel.

Le docteur Durin lance un regard désabusé à mon père et lui répond, cette fois-ci sans détour :

_ Ce qui veut dire que le coeur de votre fille s'est brusquement dégradé et qu'elle est aujourd'hui en insuffisance cardiaque de stade avancé.

_ Ce qui veut dire ? renchérit encore mon père qui veut être sûr de bien mesurer la gravité de la situation.

_ Qu'à ce rythme son coeur ne tiendra que quelques mois, peut-être un an tout au plus.

Ma mère bondit de sa chaise et se met à faire les cent pas dans le bureau du médecin tandis que mon père ne peut réfréner les larmes qui lui montent aux yeux (mon père est du genre à fleur de peau, en particulier quand il s'agit de ses filles). Quant à moi, je reste figée, sous le choc, écrasée par les mots au combien lourds de sens que le docteur vient de prononcer.

_ Ce n'est pas possible. Vous devez vous tromper... bredouille ma mère qui une fois de plus préfère penser que le médecin a tort, incapable d'accepter la terrible vérité.

_ Croyez-moi, j'aimerais vraiment me tromper mais ce n'est pas le cas, dit le docteur d'une voix douce qui tranche avec la violence que suscitent ses paroles.

Le visage de mon père devient livide. Je reste toujours silencieuse et immobile sur ma chaise, enfermée dans une inertie vouée à me protéger de la dure réalité. Intenable, ma mère s'écrie encore dans ce qui ressemble à un exercice d'auto-persuasion :

_ Il doit y avoir une solution, un traitement, je ne sais pas moi, n'importe quoi mais quelque chose ! N'est-ce pas docteur qu'il y a quelque chose à faire ?

Le médecin s'avance dans son fauteuil, croise les mains sur son bureau, et répond à ma mère :

_ Au stade où en est la pathologie de votre fille, le seul traitement à même de la sauver est une transplantation cardiaque.

Bizarrement, mes parents semblent éprouver un certain réconfort à l'entendre dire cela. Il parle pourtant de retirer mon coeur pour m'en mettre un autre. Ce n'est quand même pas un geste médical anodin. Mais je crois que mes parents se disent que c'est mieux que rien. Il y a encore quelques secondes, ils craignaient que je sois définitivement foutue alors ils doivent se réjouir qu'il existe une solution, aussi périlleuse soit-elle, car entre les problèmes de compatibilité, la dangerosité de l'intervention en tant que telle, et les risques de rejet du greffon, la transplantation comporte son lot d'aléas. En fait, cette perspective a carrément de quoi me terrifier. Mais je n'en laisse rien paraître et reste aussi impassible que possible. Peu importe que j'aie peur, de toute façon ce n'est pas comme si j'avais le choix, sans transplantation je vais mourir.

Mes parents sont contraints de modérer leur soulagement quand le docteur leur rappelle que je suis d'un groupe sanguin relativement rare et que je possède par ailleurs des caractéristiques immunologiques là-encore peu répandues ce qui réduit considérablement les chances de trouver un donneur compatible (j'ai l'art et la manière de cumuler les ennuis).

Le docteur Durin nous précise enfin qu'il va m'inscrire sur la liste des demandeurs d'organes et qu'il nous tiendra au courant. Nous ressortons de son bureau un instant plus tard sonnés mais avec un (infime) espoir auquel nous raccrocher. Dans la voiture pour rentrer à la maison, mes parents se sont calmés et se font silencieux, tandis que moi je sors enfin de mon mutisme. Je leur pose une question qui n'a rien à voir avec le diagnostic du Docteur Durin et dont la banalité les surprend :

_ Qu'est-ce qu'on mange ce soir ?

En retour, pas de réponse mais des regards lancés dans le rétroviseur de la voiture. De ces regards-là, je déduis que mes parents me pensent dans le déni de mon état de santé. Ils ont l'air de croire que je n'ai pas conscience de la gravité de la situation. Ils se trompent. Je ne suis pas dans le déni, je sais que je risque de mourir bientôt. Si je me referme ainsi sur moi-même, c'est justement pour essayer de ne pas trop y penser.

Voilà pour ce premier chapitre. J'espère qu'il vous a plu :)
A samedi pour faire plus ample connaissance avec Victoire et sa famille :)

Juste une fille bien Où les histoires vivent. Découvrez maintenant