Chapitre 11 (Victoire)

733 64 10
                                    

Se lever à 6h30 du matin et passer une demi-heure dans les bouchons pour apprendre une fois assise dans la salle de cours que la professeure de sciences (la rabat-joie qui déteste les retardataires) est absente. Il y a de quoi être énervée. D'après ce que l'on nous a dit, elle a eu une panne de voiture et elle ne pourra pas être au lycée avant plusieurs heures. Le cours est donc annulé. Pendant que certains de mes camarades s'indignent de la situation, je décide plutôt de mettre à profit le temps libre que j'ai devant moi pour me rendre à la bibliothèque. Je vais m'asseoir dans un coin près de la fenêtre et je sors de mon sac l'un de mes achats livresques de la veille. J'ai à peine parcouru les premières pages que je suis dérangée dans ma lecture. Un autre élève vient de prendre place en face de moi. Je lève la tête de mon livre dans l'espoir de connaître l'identité de l'importun qui perturbe ma tranquilité mais son visage est caché par un manuel d'économie qu'il tient ouvert en grand devant lui. Comme il reste silencieux, je me dis que je devrais pouvoir faire comme s'il n'était pas là, et je reprends ma lecture où je l'ai laissée. Mais au bout de quelques secondes, l'importun rompt le silence et me lance :

_ Alors comme ça tu lis Alfred de Musset. Tu as très bon goût en matière de littérature.

Je crois reconnaître cette voix. Je lève à nouveau les yeux de mon livre. Au même moment, l'importun pose son manuel sur la table et mes craintes se vérifient. Théo Cari me fixe de ses yeux gris et me sourit de son éternel sourire ridicule. Mon premier réflexe est de vouloir quitter la bibliothèque sur-le-champ. Mais je me ravise en songeant que cette table est ma table. Je suis la première à m'y être installée. Si l'un de nous deux doit s'en aller, c'est lui et certainement pas moi. Et puis je ne veux surtout pas lui donner l'impression de m'enfuir.

J'ignore son commentaire sur mes goûts littéraires (je suis sûre qu'il ne connaît rien aux oeuvres d'Alfred de Musset et qu'il en a parlé uniquement pour se donner bon genre, d'ailleurs le voir lui dans une bibliothèque me semble aussi improbable que de trouver un lion sur la banquise) et je lui dis d'un ton irrité :

_ Qu'est-ce ce que tu fiches ici ?

_ Mon professeur d'anglais étant absent, j'ai deux heures à tuer avant mon prochain cours et je me suis dit que j'allais les utiliser pour faire mes devoirs d'économie, me répond-t-il spontanément.

Son professeur d'anglais est absent. Mais bien sûr, il est sûrement en panne de voiture aussi celui-là !

_ Et maintenant je suppose que tu vas m'assurer que c'est un pur hasard si tu es venu t'asseoir précisément en face de moi.

_ Il n'y avait pas de place ailleurs, prétexte-t-il d'abord mais je le reprends aussi net.

_ Ne te fous pas de moi, il y a de le place partout, je lui rétorque ainsi en désignant d'un mouvement de tête une table libre à notre droite.

Il se pince les lèvres et me lance un regard gêné qui pourrait me faire le trouver charmant si je m'intéressais à lui (mais comme je ne m'intéresse pas à lui ce regard me laisse totalement indifférente évidemment). Puis il m'avoue :

_ Bon d'accord. Je t'ai vu rentrer dans la bibliothèque et t'installer à cette table. Et j'ai eu envie de venir te saluer.

_ Me saluer, vraiment ? je lui demande en retour.

_ Exactement.

Je laisse filer une seconde ou deux et je lui lance :

_ Bon et bien salut ! Maintenant tu peux partir.

A ces mots, je joins un geste du bras désignant la sortie de la bibliothèque, le même genre de geste que celui que ferait une reine pour ordonner à l'un de ses fidèles sujets de disposer. Mais il faut croire que je ne suis pas une reine bien convaincante car Théo ne bouge pas d'un iota. En même temps, ça ne me surprend pas. Je ne l'imaginais pas sérieusement rassembler ses affaires, se lever, et quitter la bibliothèque. Je n'ai pas eu besoin de beaucoup le fréquenter pour me rendre compte qu'il est une vraie tête de mule. Peut-être même qu'il est encore plus têtu que ma mère. Pourquoi faire ce lien avec ma mère ? Elle et Théo n'ont rien à voir ensemble... Ah si, je sais pourquoi ce lien, parce-qu'ils me collent tous les deux aux basques et que je commence à perdre patience avec l'une comme avec l'autre.

Théo me lance un regard impassible avant de replonger la tête dans son manuel d'économie. Pendant plusieurs minutes, il fait ainsi mine de s'intéresser à la croissance endogène puis sans relever la tête, il me fait remarquer :

_ Je t'ai attendue ce matin. Mais tu n'es pas venue.

Le ton qu'il a employé est calme et posé. Sa voix sonne sans aucun reproche. Encore heureux, il ne manquerait plus qu'il se paie le culot de me reprocher de ne pas avoir fait le chemin du lycée avec lui.

_ Et alors ? On n'avait pas rendez-vous que je sache. J'ai encore le droit d'aller au lycée toute seule si ça me chante ! je lui rétorque avec une agressivité que je juge moi-même démesurée et qui le fait relever le nez de son livre.

Il s'apprête à me dire quelque chose mais je le devance en ajoutant avec un air de réprimande assumé :

_ Et puis tu n'avais pas besoin de moi. Il me semble que tu as fait le trajet en charmante compagnie.

Il me fixe interloqué, comme s'il ignore ce à quoi je fais allusion. Non mais franchement, il me prend vraiment pour une imbécile. J'imagine qu'il va prétexter que Julie ne l'intéresse pas du tout, ou pire me jurer les yeux dans les yeux qu'il a fait le trajet seul ce matin. Mais moi je l'ai vu lancer un sourire béat à ma soeur alors je ne me ferai pas avoir.

Finalement, il ne fait rien de tout ça. Il ferme son manuel d'économie et le range dans son sac, et me répond simplement :

_ Je vois.

Il voit ? Et c'est tout ? Je le soupçonne de draguer ouvertement ma soeur (qui ne va certainement pas s'en plaindre) et tout ce qu'il trouve à me dire c'est « Je vois » ! Non mais pour qui il se prend ? J'entreprends de le sermonner comme il se doit mais il ne m'en laisse pas le temps. Il se lève de sa chaise, enfile son sac sur les épaules, et commence à marcher en direction de la sortie de la bibliothèque. A mi-chemin, il s'arrête. Il se retourne vers moi et me dit :

_ « La vie est un sommeil, l'amour en est le rêve, et vous aurez vécu si vous avez aimé. »

J'accueille ces quelques mots avec une stupéfaction qu'il ne manque pas de remarquer.

_ J'aime beaucoup Alfred de Musset, et toi aussi apparemment. Ça nous fait un point commun, ajoute-t-il.

Il me lance un sourire satisfait puis il quitte la bibliothèque. Quant à moi, je reste longtemps figée sur ma chaise. Théo aime Alfred de Musset, cela signifie qu'il a non seulement déjà lu l'un de ses livres mais aussi qu'il a bon goût en matière de littérature. Il faut croire en effet que ça nous fait un point commun. Un point commun qui est sans doute le seul, alors il n'y a pas de quoi s'enflammer. Le fait d'apprendre qu'il aime un auteur que j'adore le rend certes un peu plus intéressant à mes yeux, mais certainement pas assez pour que je m'intéresse à lui. Et puis je ne l'intéresse pas. Il préfère forcément ma soeur. Tous les garçons préfèrent ma soeur. A mon avis, ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils sortent ensemble tous les deux. Ce qui ne devrait pas me gêner du tout puisque Théo ne m'intéresse pas. Et pourtant, je ne peux m'empêcher de détester l'idée de les imaginer en couple...

En plus de mal fonctionner, mon petit coeur me fait ressentir des choses étranges parfois...

J'espère que ce chapitre vous a plu.
La suite dès samedi :)

Juste une fille bien Où les histoires vivent. Découvrez maintenant