Chapitre 34 (Victoire)

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J'ai vécu ces dernières semaines comme dans un rêve. Chaque jour je me levais en me disant que j'étais la fille la plus chanceuse du monde parce que j'étais celle qui avait le droit d'embrasser Théo, de le toucher, de se blottir contre lui, de le laisser la réconforter, de l'écouter lui dire des mots doux, de l'entendre la complimenter, de rire à ses blagues. Je me sentais la fille la plus chanceuse du monde parce que j'étais amoureuse d'un garçon formidable qui par le plus beau des hasards m'aimait aussi. Ces dernières semaines, je n'ai plus pensé que j'étais malade. Ou plus exactement, j'ai vécu en m'efforçant de ne pas penser à ma maladie. C'était une sorte de déni volontaire, un déni dont j'avais besoin pour pouvoir profiter pleinement de ce bonheur qui me tendait les bras et que je voulais à tout prix accueillir comme il se devait. L'illusion était parfaite, à tel point que j'y ai cru. J'ai cru à mon histoire avec Théo, je me suis projetée à ses côtés, je nous ai même imaginé un futur ensemble. Je me suis donnée le droit de m'emballer comme l'aurait fait n'importe quelle adolescente à l'égard de son premier amour. Ces dernières semaines, je me suis sentie jeune, vivante, pleine d'espoir. Mais tout ça n'était jamais qu'un rêve. Il a fallu que la réalité me rattrape.

Je savais que mon état finirait par se dégrader, car après tout c'était malheureusement le propre d'une maladie dégénérative. Mais je ne pensais pas que ça arriverait si vite. J'ai commencé à me sentir mal à la fin du dîner chez moi avec Théo. J'ai mis ça sur le compte de la fatigue et je me suis dit qu'après une bonne nuit de sommeil tout serait arrangé. Seulement voilà, le lendemain rien n'était arrangé. Les forces me manquaient, c'était tout juste si j'avais assez d'énergie pour me lever et le moindre mouvement suffisait à m'essouffler. J'étais faible comme je n'avais pas le souvenir de l'avoir déjà été. Mes parents étaient terriblement inquiets. Ils ont appelé le docteur Durin qui nous a reçu en urgence à son cabinet. Il m'a fait passer des examens qui ont confirmé ce que nous redoutions tous. Ma maladie avait progressé plus vite que les médecins le prévoyaient.

Le pronostic était sombre et mon cardiologue a pris beaucoup de précautions pour me l'annoncer. Mais des précautions aussi nombreuses et grandes soient-elles ne sauraient atténuer le choc d'une telle annonce. J'allais mourir. Comme tout le monde me dirait-on. Oui mais moi je n'avais que 17 ans et pourtant j'allais mourir bientôt. Ce n'était plus une question de mois. C'était une question de semaines. J'ai vécu avec l'ombre de la mort depuis ma plus tendre enfance. Elle a toujours été là, dans mon sillage, quelque part en train de m'observer, attendant le moment propice pour sévir. Mais je la considérais comme une abstraction, comme un danger théorique auquel j'étais sûre de pouvoir échapper. A présent, la mort devenait concrète. Elle avait un visage, celui du médecin qui se faisait bien malgré lui son porte-parole. Elle avait un nom, celui de la maladie qui n'a jamais été aussi près de m'emporter. La mort a pris rendez-vous avec moi, c'était une question de semaines. Et cela me terrifiait.

Bien sûr, le cardiologue a insisté sur le fait que tout n'était pas perdu. Il me restait une chance de m'en sortir. Une greffe de cœur. Pour que je vive, il fallait que quelqu'un meurt. Il fallait le malheur d'une famille pour faire le bonheur de la mienne. Il fallait un drame pour permettre un miracle, mon miracle. Je voulais y croire. Mais je savais que cette greffe n'avait rien d'un acquis. Il fallait un cœur mais pas n'importe lequel. Il fallait que ce coeur-là soit de la bonne taille pour entrer dans ma cage thoracique. Et il fallait que ce cœur provienne d'un donneur dont le groupe sanguin correspondait au mien. Or mon groupe sanguin était le moins répandu chez les êtres humains. Ça faisait beaucoup de conditions, beaucoup de si pour que j'ai la vie sauve. Et tout ça faisait que je doutais que je puisse m'en sortir. Je doutais comme mon père doutait lui-même, lui qui n'avait pu retenir ses larmes dans le bureau du médecin. Je doutais à la différence de ma mère qui, fidèle à elle-même, était sûre que j'allais survivre à cette épreuve. J'étais placée en tête de la liste des demandeurs d'organes. En tête, arguait-elle avec une conviction incroyable. D'après elle, c'était l'assurance que j'aurais ce nouveau cœur dont j'avais besoin. Elle en était convaincue, l'hôpital finirait par nous appeler pour nous prévenir qu'il m'avait trouvé un greffon, et ainsi je pourrais vivre.

Juste une fille bien Où les histoires vivent. Découvrez maintenant