Chapitre 5 (Victoire)

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Quelques minutes après Théo, je franchis à mon tour les portes du lycée. A peine ai-je mis les pieds dans le hall que je me retrouve happée par la foule des lycéens qui se massent devant le tableau d'affichage. Je joue des coudes pour tenter de me frayer un chemin entre les élèves et après plusieurs secondes de lutte, je parviens enfin à atteindre le tableau. Je ne suis pas pour autant au bout de mes peines. Il faut maintenant que je trouve mon nom dans les listes des classes, ce qui n'est pas une mince affaire car ces dernières sont longues de plusieurs pages. Après un instant de recherche, je finis par l'apercevoir. Je mémorise le numéro de la salle dans laquelle doit se dérouler ma réunion de rentrée et je m'en vais de ce pas la rejoindre.

En entrant dans la salle de cours, je me surprends à regarder un à un mes camarades pour m'assurer que Théo n'est pas parmi eux. Le retrouver en cours après l'épisode de ce matin m'aurait mise profondément mal à l'aise et le fait de voir qu'il n'est pas là me procure un certain soulagement, ce qui est idiot car nous n'avons fait que marcher ensemble, il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire, et ce qui est d'autant plus idiot qu'il ne fait aucun doute que je finirai tôt ou tard par le recroiser car le lycée n'est pas très grand. Je ne m'y trompe pas, je vais bel et bien le revoir, plus tôt que je l'imagine.

Je vais m'asseoir sur une chaise au premier rang et c'est seule que j'assiste à ce premier cours de l'année. Je ne sais pas si cette solitude qui rythme ma vie de lycéenne est choisie ou si elle s'impose à moi. Sûrement un peu des deux. Les gens ne se soucient pas de ma personne mais je dois bien reconnaître que je leur rends bien leur indifférence. Je ne fais rien pour m'intégrer, absolument aucun effort. Plus encore, j'encourage mon isolement en repoussant les rares personnes à qui il viendrait l'idée de m'adresser la parole, exactement comme je l'ai fait ce matin avec Théo. Je ne partage rien avec les jeunes de mon âge. Et pour cause, je me sens en total décalage avec eux, complètement étrangère à leurs centres d'intérêt et à leurs préoccupations d'adolescents. Eux pensent à s'amuser avec leurs amis, à leurs amours, au bac, aux études qu'ils feront après le lycée. Ils profitent pleinement de la douceur de l'innocence et rêvent d'un avenir de tous les possibles. Moi je suis sortie de l'innocence il y a déjà bien longtemps. Quant à mon avenir, il a toujours été, et est aujourd'hui plus que jamais, inscrit en pointillés. A l'heure où mes camarades de classe s'éveillent à la vie, moi je lutte pour ne pas la perdre. Mais ça ils ne le savent pas, j'ai souhaité que personne ne soit au courant (à l'exception du proviseur, de l'infirmière et d'un ou deux professeurs qu'il m'a fallu informer de l'aggravation de mon état de santé pour justifier mes absences à certains cours et ma dispense de sport) car je préfère de loin être traitée avec indifférence qu'avec pitié. Il n'y a rien de pire que la pitié, elle vous dépouille de votre humanité et de votre identité de sorte qu'aux yeux des gens, vous êtes réduite à votre seule condition de malade. Alors, tant que je pourrai cacher mon état, je le ferai. Et quand je ne serai plus en mesure de le faire, il sera temps d'arrêter le lycée, même si cela veut dire se retrouver enfermée à la maison à déprimer des jours durant.

La matinée se résume à quatre heures d'un ennui mortel (mais je ne vais pas m'en plaindre, je n'oublie pas que j'ai dû faire des pieds et des mains pour pouvoir aller en cours alors ces derniers peuvent bien être soporifiques, je m'en fiche). A la sonnerie de midi, je me dirige vers le réfectoire. En principe, je mange à la maison mais mes parents étant tous les deux en déplacement professionnel pour la journée, ils m'ont proposé de déjeuner au lycée, ce que j'ai accepté car c'est pour moi l'opportunité d'avaler un repas digne de ce nom, et non un plat préparé au goût douteux et à la composition suspecte. Ils ont aussi demandé à ma soeur de me tenir compagnie au self (ce qui est doublement la honte, d'abord parce-que je suis l'aînée et que l'ordre normal des choses veut que ce soit à moi de veiller sur elle et pas l'inverse, et aussi parce-que cela rappelle à qui l'aurait oublié que je n'ai pas d'ami avec qui passer un moment le midi). Mais ma soeur m'a de toute évidence volontairement posé un lapin car cela fait plusieurs minutes que je poirote devant les portes du self et toujours aucune trace d'elle. Comprenant qu'elle ne viendra pas (elle a sûrement préféré manger ailleurs pour éviter un tête-à-tête avec moi qui aurait de toute façon été aussi pénible pour elle que pour moi car entre nous la mésentente règne depuis toujours ou presque), je me fais une raison sur le fait que je vais manger seule et je me décide à rejoindre la file des élèves qui attendent de se faire servir les menus du jour.

Juste une fille bien Où les histoires vivent. Découvrez maintenant