Chapitre 13 (Victoire)

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Le mercredi est le jour de la semaine que je préfère. A la fois parce-que la journée de classe est raccourcie de moitié par rapport aux autres jours, les cours se terminant à midi, et aussi et surtout parce-que tous les mercredis soir je me rends à mon groupe de musique. Il n'y a que lorsque je chante que je me sens pleinement vivante. Plus qu'une passion, cette activité est pour moi un exutoire indispensable qui me permet, tout comme les livres le font, d'oublier momentanément mes problèmes de santé. Ce rendez-vous hebdomadaire est une parenthèse de bonheur dans un quotidien qui me donne la cruelle impression d'en être dépourvu et un temps de liberté au cours duquel je parviens à me défaire des sombres pensées qui, sinon, encombrent sans cesse mon esprit.

Je m'en tiens à des performances musicales données dans le huis clos de mon cours de chant du mercredi soir avec pour seul public ma professeure de chant et les autres membres du groupe, soit une dizaine de personnes tout au plus. On me dit souvent que j'ai une belle voix et qu'il est dommage que je ne fasse pas découvrir mon talent au plus grand nombre. Mais il n'est pas question pour moi de me produire sur une scène devant une salle comble car je suis d'un naturel bien trop réservé pour m'y risquer.

Les cours de chant sont donnés dans un local de la salle omnisport du lycée. Lorsque je pénètre dans le hall du bâtiment, je m'étonne du brouhaha qui y règne. Des éclats de voix perturbent le silence dans lequel les lieux sont d'ordinaire plongés. Comme je suis en avance et aussi parce-que je suis trop curieuse de connaître la raison de cette agitation, je décide d'aller voir ce qu'il se passe. Guidée par les exclamations qui ne retombent pas, je m'engage dans un long couloir au bout duquel j'aperçois un attroupement de filles, toutes membres du club de gym. En principe, je me garde bien de m'approcher de ces filles-là. Et pour cause, je les déteste, elles et leurs lignes parfaites, elles et leurs corps si souples et si gracieux, elle et leurs coeurs en pleine forme. Les voir me rappelle combien ma maladie me limite. Mais ce que je leur envie le plus, ce n'est pas leurs capacités physiques ou leurs tailles mannequin. Non, ce que je leur envie le plus, c'est l'insouciance et la vitalité qu'elles dégagent. Deux choses que je suis bien incapable de renvoyer depuis que le sort m'a mis une épée de Damoclès au dessus de la tête.

Ce soir, je décide de faire une exception et je vais me mêler à ces filles car ma curiosité est trop forte et l'emporte sur le ressentiment que j'éprouve à leur égard. Je me fraye un chemin parmi les gymnastes sans qu'aucune d'entre elles ne remarque ma présence. Leur attention toute entière est focalisée sur le spectacle qui se joue sous leurs yeux. Je jette à mon tour un oeil à travers la vitre de la salle des sports de combat pour m'enquérir de ce qui s'y passe, et je comprends très vite la cause de leur intérêt. Moi-même je me prends de passion pour la scène à laquelle j'assiste. Dans la salle, un jeune homme se plie à un entraînement de forçat sous le commandement de trois hommes qui ont tout l'air d'être ses coachs. Les efforts qu'ils lui imposent sont tels que je me demande comment un coeur d'homme, même en excellente santé, peut les supporter.

De l'athlète, qui est en train de se torturer les bras avec des haltères dans un coin de la salle, je ne vois d'abord que le dos, massif et puissant, dont la peau cendrée est parcourue de gouttes de sueur qui brillent sous le feu des néons. Longtemps, je m'abandonne à l'observer, guettant d'un regard fiévreux chaque contraction de ses muscles et admirant la force brute, presque animale, dont il fait preuve. Je songe, au gré de ma contemplation silencieuse, que ce garçon doit être d'une beauté à couper le souffle. Oui, ce garçon est divinement beau, je le jurerais. Je me rapproche jusqu'à coller mon front à la vitre dans l'espoir de parvenir à distinguer ses traits mais, là où je me trouve, je suis trop loin pour y parvenir. Il me faut attendre qu'il en ait terminé avec ses haltères et qu'il se tourne face à moi pour que je puisse enfin me faire une idée de son visage.

Son visage, je le reconnais immédiatement. Oh bon sang, ça oui je le reconnais ! Il m'est familier, je n'ai eu de cesse de le voir ces derniers jours ! Je me frotte les yeux à plusieurs reprises, ne voulant pas croire à ce qu'ils me montrent. J'espère un instant que je suis en train de rêver, que je vais me réveiller et qu'il va disparaître aussitôt de mon champ de vision. Mais les secondes s'égrènent et je dois bientôt me rendre à l'évidence, non je ne rêve pas. Il est bel et bien là, dans cette salle, devant moi. A mesure que je prends conscience que le garçon sur lequel je viens de fantasmer n'est autre que Théo Cari, je me retrouve livrée à un embarras terrible. Je demeure un instant figée à me torturer l'esprit avec cette pensée désagréable quand soudain je le vois qui lance un regard dans ma direction. Envahie d'une peur panique qu'il me suprenne en train de l'épier, je m'écarte précipitamment de la vitre et joue des coudes pour m'arracher à la foule des gymnastes qui poussent quant à elles des cris assourdissants d'enthousiasme, trop heureuses qu'elles sont d'imaginer qu'il ait pu poser les yeux sur elles. Décidée à m'éloigner au plus vite de Théo (on ne sait jamais, il serait bien capable de me prendre en chasse le bougre !), je presse le pas à travers le couloir et me dépêche de rejoindre la salle de chant où mon cours est sur le point de débuter.

Tandis que ma professeure s'installe au piano et commence à jouer quelques notes qui servent à accompagner nos vocalises, je n'ai de cesse de repenser à ce qui vient de se passer. Je suis troublée par ce que j'ai ressenti en regardant Théo s'entraîner. D'ailleurs qu'ai-je ressenti exactement ? Serait-ce du désir ? Non, certainement pas. Je ne vais pas me mettre à désirer Théo, ça ne va pas la tête ! Il ne manquerait plus que ça ! C'est la vision de cet athlète en pleine effort qui m'a attirée. Mais si j'avais su dès le début que cet athlète était Théo, les choses auraient été tout à fait différentes ! Aussi beau puisse-t-il être, je me fiche complètement de Théo, il ne me plaît pas mais alors pas du tout !

Sur cette tentative d'auto-persuasion plus ou moins réussie, je m'efforce de chasser de mes pensées cette drôle d'expérience que je viens de vivre pour me concentrer sur ce que je suis en train de faire. Je suis ici pour chanter, et je ne vais pas laisser la présence de Théo à quelques mètres de là me gâcher ce moment de plaisir que j'attends chaque semaine avec tellement d'impatience.

J'espère que ce chapitre vous a plu :)
La suite dès samedi :)

Juste une fille bien Où les histoires vivent. Découvrez maintenant