Épilogue ⋅ À travers le ciel

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Le ciel argentin rayonnait d'un bleu éclatant, plus bleu encore que tous ceux que Fusae avait connus. Tâché çà et là de nuages nacrés qui rehaussaient la teinte azur, presque turquoise, de l'éther lointain, il était à couper le souffle. Bien sûr, dans son cœur, il ne surpasserait pas l'étendue or et cuivre du crépuscule de Sendai, et encore moins le reflet du firmament dans l'eau glacée du Pacifique, pas plus que la voie lactée de fortune qui luisait à travers toutes ses nuits tokyoïtes. Or la jeune artiste l'apprécia d'emblée, prête à l'adopter pour colorer tous ses jours à venir, pourvu qu'il y ait le soleil qui allait avec.

À cette idée, son regard bleu acier glissa sur les panneaux où les messages en espagnol se succédaient, parfois incompréhensibles pour son niveau trop médiocre – en dépit des heures interminables de cours particuliers que son père lui avait offerts – mais pour la plupart déchiffrables. Un sourire lui brûla les lèvres, irrépressible, tandis que sa poitrine se gonflait de joie et d'espoir. Après des promesses scellées à travers un écran et le monde tout entier, après sept longs mois de manque et de mal pris en patience, après vingt-six heures de vol et pas loin de six heures d'escale, elle y était enfin.

Holà señorita, l'accueillit une hôtesse de l'air à la sortie du couloir d'embarquement, un sourire éclatant sur les lèvres. Bienvenue à Buenos Aires, j'espère que vous avez passé un bon voyage.

Fusae acquiesça sans un mot, retournant machinalement un sourire à l'employée – un sourire davantage sincère que poli, que même avec toute la volonté du monde, elle aurait été incapable de feindre – avant de poursuivre son trajet sans attendre. Elle aurait volontiers approfondi sa pratique de l'espagnol et discuté avec la moitié du personnel aérien pendant des heures, l'intégralité de ses complexes sociaux engloutis par son euphorie actuelle, si elle n'avait pas eu autre chose à l'esprit. Les mains crispées sur les poignées de ses immenses valises, elle laissa plutôt ses pas la porter à travers l'aéroport, à la suite de la masse d'autres voyageurs qui avançaient docilement vers la sortie. Et son cœur s'emballa au fil des mètres parcourus.

Un peu plus loin de chez elle, un peu plus près de lui.

Bientôt, le couloir vitré avec vue sur le tarmac toucha à sa fin. À l'instar de tous ceux qui marchaient au devant d'elle, la jeune femme déboucha sur le gigantesque hall de l'aéroport international Ezeiza. Il n'était pas vide, mais il n'était pas bondé non plus ; un juste équilibre pour les agoraphobes comme pour les ochlophobes, alors que résonnaient dans l'espace les échos de plusieurs langues superposées. La lumière quant à elle était omniprésente, filtrée par un large dôme en verre à plusieurs mètres au-dessus du sol, pour baigner les lieux dans son halo doré. C'était un endroit tout à fait éblouissant, à faire pleurer tous les anges du ciel.

Rien de tout cela, toutefois, n'égala la brillance du sourire qui se dessina dans son champ de vision lorsque Fusae leva les yeux. Elle le reconnaîtrait entre mille, ce sourire, pour l'avoir trop de fois dessiné et embrassé, pour en être tombée un peu plus amoureuse à chaque fois qu'elle le voyait. Au-dessus, ses yeux étincelaient de malice, si beaux, si familièrement tendres dans leur éclat mordoré. Il avait la peau un peu plus dorée qu'avant, embellie par le soleil argentin, et ses boucles brunes étaient plus courtes, moins volumineuses, signe d'un récent passage au salon de coiffure. Or l'artiste savait au plus profond de son cœur que c'était lui, ça ne pouvait être que lui. Car il n'y avait que Tooru pour tenir entre ses longs doigts une feuille de papier à grain, où avaient été habilement tracés cinq hiraganas si singuliers :

« SAE-CHAN :) »

Et son cœur de bêtement s'emballer.

Peut-être était-ce l'émotion de le retrouver, ou la timidité après ne pas l'avoir vu pendant aussi longtemps, mais elle s'en trouva tout à coup tétanisée, incapable de se précipiter sur lui et de se jeter à son cou comme elle avait l'avait imaginé. À la place, c'est à pas comptés que l'artiste s'approcha de son petit-ami, dont le regard ne se détacha pas une seule fois d'elle. Les rougeurs s'emparèrent de son visage, incontrôlables, grisantes, sensation depuis longtemps oubliée à cause de l'éloignement – et pourtant gravée dans son ADN pour ne s'éveiller rien que pour lui. Lorsqu'enfin la distance fut franchie, lorsqu'ils furent assez proches pour que leurs souffles se mêlent et qu'elle puisse apercevoir au coin de sa mâchoire ce grain de beauté qui la fascinait tant, Tooru sortit de son mutisme.

La Fenêtre d'en face |HQ!!|Où les histoires vivent. Découvrez maintenant