Chapitre 1 ⋅ Esquisse

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Le crépuscule enflammait le ciel ce soir-là. C'était un joli coucher de soleil estival, qui baignait la ville d'or et de cuivre, découpé à l'horizon par les silhouettes irrégulières des immeubles et des arbres. Beau à regarder, simple à s'approprier, guère impossible à reproduire sur le papier. C'était le genre de panorama qu'Ichihara Fusae aimait le plus à dessiner. Ces formes, ces ombres, ces détails auxquels personne ne portait attention en temps normal, pas même elle, et qui pourtant la captivaient soudain plus que tout. Là, assise de travers sur le rebord de sa fenêtre, une jambe dans le vide au-dessous d'elle, la jeune lycéenne s'abandonnait à la contemplation de ce paysage banal et grandiose à la fois.

Ses doigts se mouvaient d'eux-mêmes, serrés sur le crayon qui traversait la feuille de part en part. Tout fleurissait et se fanait à sa guise sur le papier à grain. Elle recréait ce que son regard bleuté embrassait, pas tout à fait à l'identique mais non sans une certaine ressemblance. Le manque de technique était tangible dans ses coups de crayons hésitants, dans ses dessins hasardeux, mais elle s'en contentait ; ces œuvres imparfaites et inachevées faisaient partie intégrante de son quotidien.

Ses iris glissèrent furtivement sur le réveil-matin : dix-huit heure vingt-cinq.

— Presque.

Fusae avait chuchoté ce simple mot dans le silence de sa chambre. À ses pieds, sa chienne Kabu dressa les oreilles et, sans même lever la tête du sol, tourna un regard interrogateur vers sa maîtresse. Elle lui sourit, même si l'animal ignorait certainement ce que ce geste signifiait, avant de reporter son regard pétillant d'impatience sur la rue. Plus que quelques minutes...

À croire que son téléphone percevait toutes les ondes positives émanant d'elle, la musique dans son casque gagna en volume et en intensité. Il lui sembla que le monde se mettait enfin à tourner, après l'avoir observé à l'arrêt pendant près d'une heure sur son carnet à dessins. Alors que la mélodie atteignait enfin son climax, explosion de notes dans son cœur, il apparut au coin de la rue. Cette silhouette que Fusae guettait chaque soir dans un seul but. L'adolescente s'empara de son deuxième carnet à dessin, un calepin plus petit à la couverture vermillon qu'elle avait gardé à portée de main, puis le feuilleta fébrilement jusqu'à arriver à une page vide. Et son regard se figea sur lui, et lui seul.

Oikawa Tooru – dont elle avait découvert le nom à peine quelques semaines auparavant – avançait dans la rue d'un pas lent et nonchalant. Ses boucles brunes étaient en désordre, indomptables comme toujours, et retombaient sur son visage aux traits si délicats dont elle n'apercevait que le profil. Il avait les mains enfouies dans les poches de sa veste, cette veste blanche et turquoise qu'il revêtait les jours de semaine. Ses épaules larges et sa stature imposante pourraient en effrayer d'aucuns, mais le sourire radieux qui illuminait son visage de temps à autre compensait tout, absolument tout.

Ça devrait être interdit d'être aussi beau.

Il ne la regardait pas – il ne la regardait jamais, à vrai dire – mais ça lui allait tout aussi bien. Fusae ne voulait pas faire partie de sa vie, elle se plaisait à l'observer de l'extérieur sans jamais y prendre part, ravie de simplement immortaliser ses traits à la lumière du soir. Et elle ne pouvait jamais retenir un sourire devant ces gribouillages faits en quelques minutes, tandis qu'Oikawa lui tournait le dos, trop occupé à taper sur les touches du digicode de son immeuble pour la remarquer.

C'était comme ça tous les jours. Il revenait de son entraînement de volleyball en début de soirée, Fusae esquissait un portrait rapide de lui dans son carnet, et il rentrait chez lui. Tout cela sans le moindre mot échangé, le moindre regard levé vers la fenêtre du troisième étage, où la jeune fille l'épiait en silence. C'était devenu une habitude depuis qu'elle avait emménagé dans ce quartier il y avait quelques mois de cela. Rien ne pouvait bousculer cet ordre établi dans le plus grand des secrets, et ça lui allait parfaitement. Jusqu'à ce qu'elle soit ramenée à la réalité, comme toujours... et ce soir, ce fut la porte de sa chambre ouverte à la volée qui fit exploser la bulle dans laquelle elle s'enfermait.

La Fenêtre d'en face |HQ!!|Où les histoires vivent. Découvrez maintenant