Chapitre 24 ⋅ Une bouteille à la mer

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Les portes du Shinkansen s'ouvrirent sur la gare de Tokyo comme un portail vers les enfers. Une foule étourdissante inondait les quais à perte de vue, emblématique de la capitale qui ne cessait jamais de bourdonner, même dans les heures les plus sombres de la nuit. Des néons crachaient leur lumière crue sur les lieux, de part et d'autre d'un immense toit vitré par lequel on apercevait le ciel, morne et pollué. Et face à ce capharnaüm d'annonces pré-enregistrées, de braillements d'enfants turbulents et de composteurs de tickets automatiques, Fusae ne put que grimacer lorsqu'elle descendit de son train.

Le reste de la semaine avait filé comme le vent. Trop vite pour qu'elle ait le temps de trouver une excuse de dernière minute, l'artiste s'était retrouvée dans le train à grande vitesse pour partir en week-end chez son père, à Tokyo. Elle n'avait pas reparlé à Oikawa depuis, d'ailleurs : ni le soir dans la petite rue qui séparait leurs deux immeubles, ni par message sur les réseaux sociaux. Ce silence troublant chassa les quelques doutes de l'esprit de la jeune fille concernant ses sentiments, et elle s'était résolue à les oublier avant d'être prise au piège. Elle n'avait pas craqué pour lui, et si jamais ça avait été le cas, la page était déjà tournée. Aussi, sur un dernier coup d'œil vers son smartphone où un message de Yuna transmettait ses encouragements, elle s'avança à pas comptés dans la foule.

— Fusae ?

L'intéressée se figea au son de cette voix terriblement familière et pourtant plus étrangère que jamais, qui lui chatouillait les tympans bien trop tôt à son goût. Ses muscles se contractèrent, et elle serra les lèvres. Puis, en puisant dans le peu de motivation dont elle disposait, l'adolescente leva les yeux vers son père.

Teshima Masaru était un homme glacial. Tout chez lui évoquait une froideur maladive qui avait le don de donner la chair de poule à Fusae depuis les premières années de son adolescence – à commencer par ses yeux. Ils rutilaient d'un bleu acier indéchiffrable, dont avaient hérité ses deux filles à leur plus grand désarroi, et fouillaient les lieux comme ceux d'un charognard en quête d'un repas à ronger. Il n'était pas très grand, à peine plus haut que sa cadette, et pourtant parvenait à la réduire au silence de ce simple regard. Ses cheveux déjà grisonnants étaient coupés courts, et il était rasé de près, comme à son habitude, pour lui donner une allure fière et droite. Tel le chêne centenaire, il demeurait imbrisable avec les années.

— Bonsoir... papa, déglutit Fusae.

À quelques pas derrière lui, elle aperçut sa belle-mère, Saori, qui patientait sagement. Elle avait les mains sur les épaules d'un petit garçon, qui avait lui aussi ces yeux bleu acier qu'elle avait appris à détester avec le temps, ainsi que ces pommettes hautes et ces yeux ronds si caractéristiques des deux filles Ichihara. À l'exception de ses cheveux châtains, Haru était presque leur portrait craché, à Minako et elle. Sa mâchoire se serra. Même si son demi-frère l'adorait et la saluait même d'un signe de la main, Fusae sentit la frustration lui nouer l'estomac. C'était plus fort qu'elle.

— Ton voyage s'est bien passé ?

— O-oui oui, un peu de retard au démarrage, mais ça a été, répondit-elle distraitement.

— Très bien, allons-y alors.

Avec une tendresse si forcée qu'elle en devenait bourrue, il empoigna le sac de voyage qu'elle avait entre les doigts – même si elle eut la drôle impression qu'il le lui arrachait des mains – puis tourna les talons pour se diriger vers sa femme et son fils. Si Fusae hésita une seconde à faire demi-tour et remonter dans le train à toutes jambes, pour retourner se réfugier à Sendai, elle exhala ses émotions par un soupir tremblotant puis lui emboîta le pas.

— Salut grande sœur ! s'exclama Haru, de cette voix zézayante qui témoignait de son jeune âge. Ça fait trop, trop longtemps que t'es pas venue !

La Fenêtre d'en face |HQ!!|Où les histoires vivent. Découvrez maintenant