Au lieu d'instinct, ne vaudrait-il pas mieux parler d'une fabuleuse pression sociale pour que la femme ne puisse s'accomplir que dans la maternité ? Elisabeth Badinter
La salle qui contenait les utérus artificiels était faiblement éclairée à cette heure tardive, mais la lumière se révélait suffisante pour pouvoir se rendre compte du gigantisme de cette installation. Parfaitement alignés dans la pièce les incubateurs irradiaient un éclairage bleuâtre caractéristique des périodes nocturnes, vielle survivance du temps où les humains portaient leur bébé en eux. Les cuves sombres semblaient, du fait de l'éclairage, flotter au-dessus du sol. Chaque cuve, reliée à une machinerie complexe, abritait un petit humain en devenir. L'ensemble des constantes des fœtus étaient suivies automatiquement par un ordinateur, seconde par seconde, pour paramétrer au mieux son environnement. Des micros d'ambiance permettaient au fœtus, sur son temps d'éveil, d'entendre de la musique, des animations proposés par son tuteur ou simplement le son d'une voix.
L'utérus artificiel avait permis de libérer la sexualité à travers le monde et les tabous étaient tombés les uns après les autres. Il est vrai que le mouvement féministe « no virgin », en demandant à ses adeptes de mettre fin elle-même à leur virginité, avait aussi grandement participé à la lutte pour l'égalité des sexes. Plus significatif encore, les femmes s'étaient révélées de meilleurs pilotes de drones que les hommes, amenant les différentes armées du monde à recruter majoritairement celles-ci dans leurs effectifs. Tous ces événements avaient transformé les mentalités.
Finalement, les scientifiques avaient fait plus pour la condition féminine, sans vraiment le vouloir, que des siècles de luttes sanglantes. La science a cette particularité de toujours mettre l'humanité devant le fait accompli. Ses avancées font rarement l'objet de débats. Pourtant les conséquences des nouvelles découvertes amènent des changements majeurs pour les peuples, voire même la fin de pratiques ancestrales comme cette maternité en était la preuve triomphante.
Non seulement le petit humain grandissait dorénavant au sein d'une machine, mais, en plus, au moment de sa création, le tuteur n'était plus un couple. Un individu seul qui avait les moyens pouvait s'offrir un embryon, qu'il soit en couple ou non. Ces embryons étaient bien sûr modulables pour s'assurer de l'absence de pathologies génétiques mais aussi pour déterminer les caractéristiques physiques et s'assurer de performances excellentes dans tous les domaines.
Dans un premier temps les nations avaient aussi voulu déterminer les génotypes les plus « aptes à vivre dans une société » avec tous les non-dits d'une telle formule. Ils avaient rapidement renoncé, les drones et les robots restant plus obéissants. Il y avait de toute façon trop de naissances naturelles qui échappaient à ce système dont le coût restait évidemment prohibitif.
En cette fin de siècle, la population humaine était d'un peu plus de 10 milliards d'humains. Une infime fraction de terriens n'habitaient plus sur Terre. Le dernier recensement en avait compté presque un million mais ce chiffre s'accroissait chaque année.
Les démographes ne prévoyaient plus d'augmentation de la population sur Terre pour les vingt prochaines années. De toute façon plus personne ne savait comment il fallait compter les humains ni même qui était humain. Cependant le temps de l'humanité n'était pas écoulé et nombreux étaient ceux qui souhaitaient encore avoir un enfant, chez les immortels ou chez les autres.
La maternité de Huadong était réputée pour avoir fait le premier androgyne. La sexualité n'étant plus utile, les généticiens chinois imaginèrent de faire un humain asexué, et ce modèle connu un vif succès. La raison de ce succès restait un peu mystérieuse, dans ce monde où ce qui était imaginé devenait bien souvent réel.
La salle de contrôle, située un peu en hauteur, avait une grande baie vitrée donnant sur la chambre des incubateurs. Elle était occupée par les quelques techniciens qui assuraient la surveillance du site en cette fin de nuit. Pourtant aucun d'entre eux n'était tourné vers la vitre ni même vers les multiples écrans de contrôle qui offraient un patchwork de couleurs, de graphiques et de chiffres à la signification mystérieuse. L'ensemble du petit groupe d'humain était rassemblé, presque épaule contre épaule, face à l'écran holographique. Les mêmes images étaient projetées en boucle avec, de temps en temps, l'intervention d'un spécialiste autoproclamé qui donnait son avis sur un phénomène qu'il ne comprenait pas mieux que le panda géant dans son zoo de Shangaï.
Il faut dire qu'en termes de nouveauté, l'univers avait fait preuve d'une imagination encore supérieure à l'humanité. Le rayon gamma était lumineux comme mille soleils. Même après le filtre de l'écran holographique, il suffisait à l'éclairage de la pièce et éblouissait les spectateurs de ce magnifique spectacle. Un astrophysicien apparut à la suite des images de destruction, il expliquait pour la quinzième fois le phénomène :
- Les rayons gamma sont constitués de photons produits par l'effondrement gravitationnel d'une étoile géante. Celle-ci, au moment de mourir pour devenir un trou noir, va éjecter un jet de matière à très haute vitesse contenant une énergie phénoménale, sous forme d'un étroit faisceau lumineux. C'est une construction cosmique fréquente, nous pouvons observer de tels événements tous les jours. Le mince faisceau gamma a la particularité de délivrer une énergie très importante sur une distance de plusieurs années lumières, mais uniquement sur le parcours du rayon. La probabilité qu'un tel rayon frappe un jour la Terre est minime, même si un tel phénomène a déjà eu lieu il y a plus de 400 millions d'années, provoquant une catastrophe de même ampleur que celle d'aujourd'hui. Impossible à prédire, impossible à voir venir, impossible de s'en défendre, le phénomène porte bien son surnom de snipper de l'univers. Aujourd'hui, sa cible est la Terre, aujourd'hui sa cible est l'humanité. En termes d'énergie, c'est comme si nous venions de recevoir plusieurs milliers de bombes nucléaire.
Les journalistes continuaient à répertorier les dégâts provoqués par le rayon cosmique. Un continent était réduit en cendre, des pays rayés de la carte, des milliards de morts étaient plus que certains, un dérèglement complet sur l'ensemble du globe terrestre pouvait être ressenti par tous avec le réveil des chaines volcaniques, des tsunamis sur les régions côtières, et tous les réseaux informatiques perturbés ou bloqués. Même ici à Shangaï, tous avaient entendus le groupe électrogène de secours se mettre en marche immédiatement après la coupure générale de courant.
L'expert interrogé était maintenant lancé dans une explication un peu laborieuse du paradoxe de Fermi.
- Enrico Fermi était un physicien de la première moitié du vingtième siècle. Il reçut le prix Nobel pour ses travaux et avait participé à la création des premières bombes nucléaires. Durant un diner entre amis, il avait eu cette fulgurance : « S'il y avait des civilisations extraterrestres, leurs représentants devraient être déjà chez nous. Où sont-ils donc ? ». De son point de vue évidemment, la réponse n'était pas à chercher dans un manuel religieux, mais du côté des sciences. Ici commence le problème car, Dieu mis de côté, il n'existe plus que trois possibilités pour expliquer cette absence :
1. Soit les distances phénoménales qui caractérise l'univers sont un frein aux civilisations même les plus avancées. Les avancées ultérieures ont invalidé cette possibilité car une onde radio aurait dû être perçue depuis le temps que des programmes de recherche de vie extraterrestre sont activés.
2. Soit l'homme est une exception et la seule créature pensante de l'univers. Difficile à accepter dans un univers infini.
3. Enfin la dernière explication est toute simple : les différentes civilisations galactiques ont toutes été détruites par un univers cannibale, et on retrouve le mythe fondateur de Cronos mangeant ses propres enfants.
Un voyant rouge s'alluma sur une des consoles de la salle de contrôle, mais personne ne se détourna de ces images d'apocalypse. Le rayon cosmique venait de créer une nouvelle réalité dont l'humanité n'était plus le cœur.
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Xeno-mondes
Science Fiction2099, l'humanité est entrée dans une phase d'expansion que rien ne semble pouvoir contrarier. Les progrès technologiques rendent facilement accessible les voyages spatiaux, l'intelligence artificielle permet dans tous les domaines une révolution sci...