Les dix Mages

CHAPITRE 29

- Mon père me battait.

Il me faut quelques seconde avant d'assimiler ce qu'il vient de me dire. Quand je prends enfin conscience des mots qu'il a prononcé, j'ouvre les yeux en grand, abasourdie et horrifiée d'entendre ça. Je me retiens de porter la main à ma bouche.

Cette fois, bouleversée, je ne me retiens pas et pose ma main sur la sienne. Il ne tressaille pas à mon contact. Il retourne sa main pour entrelacer ses doigts aux miens avant de lever le regard vers moi. Il tente d'afficher un air impassible, comme pour me prouver qu'aujourd'hui, cela ne l'affecte plus, mais la seconde d'après, alors que nos yeux s'accrochent l'un à l'autre, son visage se tord de douleur et de peine. Je n'ai pas le temps de le réaliser qu'il détourne le regard et utilise tout son self control pour reprendre son masque de marbre.

Mon cœur se serre si fort dans ma poitrine que j'en ai presque mal. Il s'ouvre à moi mais ses émotions restent fragiles. Il refuse de les montrer ouvertement, pensant peut-être que c'est une faiblesse, un risque de perdre le contrôle sur son récit. Sur lui-même.

J'aimerais lui dire quelque chose, n'importe quoi, mais je ne trouve pas les mots. Je ne m'attendais pas du tout à cette révélation. Que dire à quelqu'un qui vous apprend qu'il a été battu par son propre père ?

- Mon père a toujours été quelqu'un d'instable, poursuit Mathéo, ne me laissant pas le temps de trouver de quoi lui montrer mon soutien mais serrant plus fort ma main. Mais ma mère, souvent absente, ne s'en était jamais rendue compte. Dès qu'elle partait, mon père disparaissait plusieurs heures avant de revenir totalement bourré. C'est dans ces moments-là qu'il se défoulait sur moi. Je crois... je crois qu'il avait pas mal de problèmes avec son entreprise. Mais en tout cas, il montrait son vrai visage seulement quand ma mère n'était pas là et quand il était saoul. De plus, il était malin.

Mathéo baisse les yeux.

- Il... il me frappait le jour même où elle partait et me laisser ensuite tranquille jusqu'à ce qu'elle revienne, ce qui laissait le temps à mes blessures et mes bleus de partir.

Je suis scandalisée d'entendre ça. Bien sûr, je sais que dans le monde, il existe des pères qui battent leur enfant ou même leur femme. Il existe aussi des mères qui le font. Mais, je n'ai jamais connu quelqu'un qui a subi ça et ça me fend le cœur d'entendre cela de mes propres oreilles. Et surtout d'un de mes proches.

- Mais tu... tu ne l'as jamais dit à ta mère ?

Mathéo secoue la tête.

- Tu sais, j'avais à peine cinq ans quand il a commencé à faire ça. Je ne comprenais pas encore la réalité des choses. Je savais que ce qu'il faisait n'était pas normal et mal. Mais ce que je comprenais surtout, c'est que je devais me taire. Dès le début, mon père m'avait menacé, il m'avait interdit de dire quoique ce soit à ma mère. J'étais obligé de lui obéir. J'avais trop peur de lui, des représailles. Ça a duré plusieurs années... je redoutais les départs de ma mère et je rêvais de ses retours.

Il s'arrête quelques secondes, perdu dans ses souvenirs amers et douloureux, avant de continuer :

- C'est vers mes neuf ans que ma mère a découvert la vérité. Je m'en souviens encore comme si c'était hier... Comme d'habitude, elle était partie à l'aéroport pour prendre l'avion qui l'emmènerait à l'endroit de sa réunion d'affaire. Et comme d'habitude, mon père en a profité pour se bourrer la gueule. A son retour, il s'est défoulé sur moi. Plus les années passaient et plus son entreprise avait des problèmes. Mais là, sa boîte était vraiment en train de couler et il était à bout. Cela le rendait encore plus violent.

Il me raconte tout cela d'une voix à moitié étranglée. Malgré son masque de glace presque inébranlable, je lis dans ses yeux qu'il souffre encore malgré toutes ces années, ces souvenirs atroces lui revenant en mémoire. J'aimerais soulager sa douleur mais je ne suis pas bonne pour consoler les autres. Alors, faute de savoir quoi faire, je reste silencieuse, le laissant parler sans intervenir.