Chapitre 16

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     Le soir n'était tombé que depuis peu sur la Sirène, et pourtant nous étions déjà tous rassemblés autour du petit réchaud de bronze pour faire la fête.

     Rufus et les jumeaux jouaient déjà de la musique quand les passagers commencèrent à parler de notre escale à Pélage, partageant leurs souvenirs avec entrain. Ils étaient encore tous émerveillés par ce qu'ils avaient découvert de l'île et de ses habitants. Moi-même je ne cessais de songer à cette comptine qu'avait chanté Coral. L'air tournait en boucle dans mon esprit, si bien que je passai la soirée à le fredonner sans même m'en apercevoir.

     Je m'étais étonnée un moment d'avoir retenu les paroles après une seule écoute. En général, c'était plutôt Esther qui mémorisait le mieux tout ce qu'elle entendait. Mais ces mots me parlaient tant que je ne parvenais pas à les chasser de ma tête.

     Tout le monde s'amusait à se montrer leurs trouvailles dénichées au marché quand je remarquai Cassius un peu plus loin.

     Toujours à l'écart, il était perché sur le bastingage du gaillard d'arrière, exactement dans ma même position que ce premier soir au coin du feu. À la différence cette fois, qu'il ne tenait aucune bouteille de rhum à la main.

     Je trouvais cela étrange qu'il ne se joigne jamais à nous lors de notre petite fête alors même qu'il y assistait soir après soir. À la place il se contentait de nous observer en silence, ombre parmi les ombres. Quel étrange personnage, pensai-je en moi-même.

     Cédant à la curiosité, je finis par me pencher sur Marie-Morgane qui riait aux éclats.

     – Pourquoi ne se joint-il pas à nous ? demandai-je tout bas.

     – Qui ? Cassius ? fit-elle étonnée en se retournant. Oh, il n'est pas très à l'aise avec les autres.

     Elle sembla réfléchir un moment avant de se lever.

     – Attends, je reviens.

     Mortifiée, je la vis marcher droit sur Cassius.

     Délaissant la chanson qu'il venait d'entamer, Murphy s'approcha à son tour, un sourire amusé aux lèvres.

     – Voilà qui promet d'être intéressant...

     Je n'eus pas besoin de me retourner pour sentir les regards des autres fêtards se porter progressivement sur la scène qui se jouait devant moi.

     – Et si tu venais nous jouer un air ? lança Marie-Morgane avec un grand sourire.

     – Vous vous en sortez très bien sans moi, répondit-il avec un sourire de chat – dans son regard, il me sembla voir une étincelle d'amusement briller.

     – Fais pas ta mijaurée et ramène tes miches qu'on s'amuse ! s'exclama-t-elle les mains sur les hanches.

     J'étais partagée : essayait-elle de le convaincre de nous rejoindre ou de l'en dissuader ?

     Marie-Morgane ne le quitta pas des yeux. Et quand le silence fut total, Cassius se leva. Son regard croisa rapidement le mien et, à mon plus grand étonnement, il sauta sur le pont pour nous rejoindre.

      Des cris de joies et de contentement se firent entendre alors qu'il entrait dans la ronde. Les jumeaux l'accueillirent avec des tapes dans le dos sous les sifflets des autres matelots. Rufus – que je n'avais même pas remarqué s'éclipser – réapparut avec un étui à violon qu'il tendit à Cassius. Ce dernier le remercia d'un sourire avant de sortir l'instrument le plus étrange qu'il m'ait été donné de voir. Le violon, d'un bois étonnement sombre, était décoré de coraux et de coquillages de toutes les couleurs. Si l'instrument n'avait pas paru si reluisant, on aurait pu le croire sortit de ruines submergées.

     Nous le regardions tous avec attention, silencieux. Et, lorsqu'il se mit à jouer, nous en restèrent bouche bée.

     Les premières notes semblèrent comme du miel pour les oreilles, lentes et incroyablement douce comme les vagues qui s'étendent sur la plage. Puis, petit à petit, à mesure qu'il avançait dans son morceau, l'air se fit plus entrainant. Alors que Murphy et Marie-Morgane reprenaient place autour du feu de joie, les autres musiciens se joignirent à Cassius, et la fête continua. Certains tapaient du pied et des mains en rythmes, Murphy chanta à tue-tête et, assez rapidement, tout le monde se mit à danser.

     Hadrian me proposa sa main, je l'acceptai avec un sourire. Marie-Morgane rigolait avec les jumeaux, passant de bras en bras. Même Miller finit par inviter une jeune fille à danser, cette dernière manquant s'évanouir de joie.

     Je ne sais pas très bien combien de temps dura la fête. Mais, au bout d'un moment, l'énergie générale retomba, la majeure partie de ces joyeux lurons somnolant comme des bienheureux.

     Cassius jouait à présent seul, ses comparses à moitié endormis sur leurs instruments. Même Marie-Morgane avait fini par sombrer, la joue posée sur l'épaule de Murphy qui somnolait à moitié, sa tête dodelinant dangereusement.

     Pour ma part, et avec mes nombreuses insomnies, je ne ressentais pas la moindre trace de fatigue, bien au contraire. J'étais fascinée par la douceur de l'air que Cassius jouait à présent. J'avais la sensation qu'il apaisait mes maux, repoussait au loin mes cauchemars. La mélodie me berçait, m'emportait loin de cette réalité qui me hantait. Là, j'en venais même à oublier les horribles visions de mes nuits, cette chose au fond de l'océan. Je me sentais légère, en paix.

     Trop rapidement à mon goût, le morceau arriva à son terme. Cassius baissa son archet, un sourire amusé aux lèvres en découvrant son public alangui de sommeil.

     – Il est temps d'aller se coucher, conclut-il presque tendrement.

     Autour de nous, les somnolents se levèrent comme des fantômes et retrouvèrent leur chambre avec la langueur des endormis.

     Assez rapidement, il ne resta plus que Cassius, Marie-Morgane et moi. Rufus avait déjà plié bagage avec Miller et les jumeaux, emportant le vieux réchaud avec eux. À la faveur des étoiles, Marie-Morgane s'étira et se frotta les yeux.

     – Bonne nuit, marmonna-t-elle avant de partir à son tour. Ne tardez pas trop tous les deux...

     – Bonne nuit, dîmes-nous en chœur.

     Cassius et moi nous regardâmes, presque surprit, avant de détourner les yeux.

     Il me fallut un moment avant de me rendre compte qu'il ne restait plus que nous. Je me levai, étonnement nerveuse.

     – Je vais y aller aussi.

     – D'accord.

     Aucun de nous ne bougea.

     – Tu restes encore ? demandai-je un peu mal à l'aise.

     – Oui.

     Un silence.

     Le vent souffla. Je portai un regard sur l'horizon. C'était splendide. Je n'avais pas envie de partir.

     Je finis par me tourner vers Cassius et lui souris.

      – Merci pour ce soir, j'ai adoré t'écouter jouer.

     – Je n'étais pas le seul, répondit-il presque sur la défensive.

     N'avait-il vraiment pas l'habitude de recevoir un simple compliment ? Ou était-il naturellement aussi bougon ?

     – Mais ta musique était différente, argumentai-je alors qu'il rangeait son violon dans son étui.

     Il suspendit son geste, soudain tendu mais sans me jeter le moindre regard. Hésitante, je poursuivis.

     – Je ne saurais pas l'expliquer, mais elle m'a comme... apaisé. Je me sens beaucoup mieux.

     Cassius osa enfin relever des yeux prudents sur moi. Une éternité passa. Je lui souris.

     – Bonne nuit Cassius.

     Et je m'en allai sans attendre de réponse.

     Dans mon dos, il me sembla entendre le murmure d'un « Bonne nuit Meredith ». Mais je n'aurais sus dire qu'il s'agissait du vent ou de lui.

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant