Chapitre 23

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     Un peu plus tard dans la journée, je rejoignis Cassius dans sa cabine pour ma fameuse première leçon. En entrant, je découvris une pièce deux fois plus grande que la mienne. Des coquillages de toutes les tailles et toutes les formes en décoraient presque chaque meuble alors que des tableaux représentant des tempêtes agrémentaient les murs. La table basse de son salon était recouverte d'un fouillis de cartes, de livre et d'instruments en tous genre. Il me sembla reconnaître un compas, une boussole et peut-être même un sextant. Sa précieuse conque se trouvait là, tout à côté de ce joyeux désordre.

     – Mets-toi à l'aise, lança le demi-dieu en sortant d'une pièce adjacente – sa salle de bain.

     Je m'assis sur un fauteuil, intriguée par le fouillis d'affaires qui m'entourait. Sa chambre, dont la porte était grande ouverte, offrait un bien triste spectacle. Le lit – comme le sol du reste – était jonché de vêtements abandonné, les tentures de soie du baldaquin se balançant mollement. On aurait dit qu'une tornade avait jaillit de son armoire, rependant chemises, pantalons et vestes un peu partout dans la pièce. Même Rowan n'était pas aussi bordélique, et c'était peu dire !

     – Tu vis ici à l'année ? demandai-je curieuse.

     – Ça m'arrive.

     Cassius finit par s'installer devant moi. Ses cheveux étaient encore humides, goutant sur ses épaules. Il se frotta la tête avec une serviette avant de la jeter sur son épaule. J'aurais voulu passer mes doigts dans ses mèches brillantes. Sa voix me ramena à la raison.

     – Bon, commence par me décrire le plus précisément possible ce qu'il se passe quand tu voyages, ce que tu ressens.

     Je réfléchis un moment, essayant de mettre des mots sur ce quotidien qui me rongeait. Mes descriptions étaient un peu maladroites, mais Cassius m'écouta avec attention sans m'interrompre, me laissant trouver les bons mots. Alors je lui décrivis cette sensation de flottement au moment de m'endormir, puis la légèreté qui m'accompagnait au moment de m'envoler, mes errances de fantôme. Je n'étais plus qu'un spectre qui traversais la matière. Parfois, je flottais dans les airs, d'autres fois je m'accrochais à une personne, parfois je devenais cette personne. À cet énoncé, je vis Cassius froncer les sourcils.

     – Décris-moi ça plus en détail.

     – Eh bien... c'est un peu comme si je me retrouvais coincée dans sa tête. Je vois, j'entends, je ressens tout ce qu'il ou elle fait. C'est comme si c'était moi sans vraiment l'être. Un peu comme une poupée dans les mains d'un marionnettiste.

     – Et tu entends les pensées de ces personnes ? Tu peux communiquer avec elles ?

     Je secouai la tête.

     – Je ressens leur présence près de moi, leur conscience, mais je n'entends rien à proprement parler. Pour ce qui est de communiquer... je n'en suis pas certaine.

     – Comment ça ?

     – Eh bien, pour te donner un exemple concret : il y a quelques jours, je ne me sentais pas très bien et Marie-Morgane m'a reconduite à ma cabine en me demandant de me reposer. Quand j'ai rouvert les yeux, j'étais dans la tête de ma sœur, Rowan.

     – La jumelle hyperactive ?

     J'eus un sourire à ces mots.

     – C'est ça. Elle trottinait sur le gaillard d'avant avec Esther et s'est amusée à escalader le beaupré.

     – Oui, je m'en souviens, fit-il d'un air pensif.

     – Elle sautillait dessus quand son pied a glissé. J'ai paniqué et le temps m'a semblé comme... s'étirer. Je lui ai crié de s'agripper à la corde et elle l'a fait. L'instant d'après, elle criait fièrement qu'elle s'était super bien rattrapée mais n'a pas lâché la corde.

     – Je vois...

     Il se frotta le menton, songeur.

    – Dans ce cas, essayons quelque chose. Ferme les yeux.

    J'obtempérai.

     – Maintenant, essaie de te projeter dans la tête de quelqu'un d'autre. Visualise cette personne et ce qu'elle pourrait voir.

     Je me concentrai, tentant de faire le vide dans ma tête, de repenser à cette impression étrange que je ressentais juste avant le sommeil. Après un moment sans aucun résultat, j'allais rouvrir les yeux quand je sentis quelque chose changer. Quand j'ouvris les yeux, ma perspective avait changée. Je ne voyais plus Cassius en face de moi mais... moi-même.

     Je me voyais assise le dos droit, mes cheveux noirs noués en une longue natte sur mon épaule. J'avais les yeux ouverts, mais plutôt que des iris gris, j'arborais des yeux laiteux, comme aveugles.

     – Qu'est-ce que tu vois ? m'entendis-je demander – mais c'était bien Cassius qui parlait.

     – Moi, dis-je et j'étais d'autant plus surprise de voir mes lèvres bouger. C'est moi que je vois.

     – Tu es...

     – Dans ta tête, complétai-je sans bouger – je me faisais presque peur. D'ailleurs, c'est très étrange de s'entendre en stéréo.

     – Qu'est-ce que tu veux dire ?

     – Eh bien... quand tu parles, j'ai l'impression que c'est moi qui ouvre la bouche. Et, quand je te réponds, c'est comme si je parlais et que j'entendais ma voix en même temps. C'est un peu confus, ajoutai-je rapidement, pardon.

     Je le sentis sourire.

    – Ne t'excuse pas, c'est une bonne chose. Ce sera plus simple de t'exercer.

     Je refermai les yeux, me concentrant pour revenir. Quand j'ouvris de nouveau les yeux, je battis des paupières, un peu perturbée. Cassius était de nouveau face à moi, un sourire aux lèvres. Autour de moi, le monde tanguait un peu, mais je n'aurais su dire si ça venait du bateau ou de moi.

     – Rassure-moi, mes yeux sont redevenus normaux, n'est-ce pas ? m'enquis-je un peu anxieuse. 

     – Aussi gris et brillant qu'avant, assura-t-il en me tendant un verre d'eau.

     Je soupirai de soulagement avant de prendre le verre qu'il me tendait.

     – Il semblerait que tu aies plus de contrôle sur tes capacités que tu ne le pensais. Je suis persuadé qu'avec un peu d'entraînement, tu pourras même dormir normalement la nuit.

     – Vraiment ? demandai-je avec espoir.

     – J'en suis certain, affirma-t-il.

     Et l'assurance que je voyais briller dans ses yeux me rassura. Nous nous sourîmes, puis Cassius se leva.

     – Bon, ce sera tout pour aujourd'hui. Le dîner va bientôt être servit, nous devrions y aller.

     Dans le couloir, il se tourna tout de même vers moi.

     – Continue de t'entraîner à te projeter. La nuit tu voyages un peu partout par instinct, éveillé tu peux choisir la personne que tu veux suivre ou l'endroit que tu veux voir.

     J'opinai, ravie.

     – D'accord.

     Et nous partîmes manger. 

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant