Chapitre 31

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     La première chose que je vis en ouvrant les yeux fut la lumière qui se déversait par la lucarne. Je plissai des paupières, éblouie, avant de jeter un regard alentour. Je découvris la cabine de Cassius, son désordre, son calme. J'entendais à peine le bruit des vagues. Lentement, les souvenirs de la nuit dernière me revinrent, faisant battre mon cœur un peu plus fort. Délicieux moments passés ensemble... j'en frissonnai encore.

     Pourtant quand je me retournai, ce fut pour découvrir le lit vide. Je me redressai dans les draps, balayant la pièce du regard. Cassius tournait en rond un peu plus loin dans la cabine, ramassant frénétiquement ses affaires. Je le regardai se torturer, marmottant des mots incompréhensibles.

     – Cassius ?

     Le demi-dieu s'immobilisa, raide comme un piqué. Il se redressa lentement, toujours le dos tourné.

     – J'ai... une erreur... pas dû faire ça... n'aurais pas dû... jamais dû...

     Les bribes de mots qui me parvenaient me terrifiaient.

     – Cassius ? l'appelai-je à nouveau, les larmes me montant aux yeux.

     Il se contenta de m'ignorer et se précipita dehors complètement débraillé. La porte claqua derrière lui, me faisant sursauter. Et le silence s'abattit, assassin. Je continuai à fixer cette porte, sciée. J'étais sous le choc. Je ne comprenais pas. Que venait-il de se passer ? Avais-je rêvé ?

    Sidérée, je finis par me rhabiller maladroitement, des questions plein la tête. Avait-ce été si horrible pour lui ? Pour moi ç'avait été la plus belle nuit de toute ma vie, autant par la présence de Cassius à mes côtés que par ce sommeil sans vision ni rêve qui m'avait porté jusqu'au réveil. Jamais je n'avais aussi bien dormi de ma vie, jamais je ne m'étais sentie aussi reposée, aussi bien. Je ne comprenais pas. Je ne comprenais plus.

    Un peu nauséeuse, je retrouvai ma cabine à pas de loup. Il était encore tôt, la plupart des autres, passagers comme matelots, devaient décuver dans un coin. J'espérais simplement ne pas trouver Acanthe dans la pièce...

    Fort heureusement, à mon arrivée, je ne découvris que le silence.

     Là, enfermée dans la froideur de ma cabine, la colère balaya la choc et l'amertume qui m'avaient envahi. L'incompréhension était en train de me rendre folle. Submergée comme je ne l'avais jamais été, j'envoyai tout valser. Je laissai éclater ma colère comme le plus violent des orages, brisant vases et bibelots, déchirai draps et rideaux, renversai, renversai fauteuils et guéridons. Jamais je ne m'étais sentie aussi humiliée, aussi furieuse. J'aurais voulu retourner le bateau, le réduire à néant lui et tous les souvenirs qu'il accompagnait.

     Quand ma colère retomba enfin, ma cabine n'était plus qu'un champ de ruine. Je repris mon souffle et m'effondrai en larmes. Je pleurai, pleurai et pleurai encore, si fort que j'eus l'impression que ma tête allait exploser, si fort que ma respiration me manqua, que mon corps tout entier trembla.

     Une éternité plus tard, quelqu'un toqua à la porte et Marie-Morgane apparut, rayonnante.

     – Meredith, tu ne devineras jamais ce qu'il s'est passé entre Murphy et...

     Elle s'arrêta net sur le pas de la porte en me découvrant, les yeux rougis de larmes.

     – ... moi, termina-t-elle en laissant courir un regard inquiet sur la pièce. Meredith, que se passe-t-il ?

    Il y eut un silence pendant lequel nous nous fixâmes sans bouger avant que je ne fonde en larmes à nouveau.

     Mon amie referma la porte et se précipita vers moi pour me serrer dans ses bras, me demandant ce qu'il s'est passé. Alors, entre deux hoquets, je lui racontai. D'abord cette merveilleuse soirée, cette danse et finalement la nuit enchanteresse qui avait suivie puis ce réveil glacial auquel j'avais eu droit et enfin la fuite de Cassius.

     – M-Mais je ne comprends pas, fit-elle aussi perdue que moi. Je n'avais jamais vu Cassius aussi heureux qu'auprès de toi, son comportement n'a aucun sens !

     Je reniflai, reprenant doucement mon souffle. Puis Marie-Morgane se décomposa. Elle s'en voulait d'être aussi heureuse face à moi. Car cette nuit, Murphy et elle s'étaient enfin trouvés et aimés – l'alcool ayant beaucoup aidé. En l'entendant, je me repris rapidement, repoussant mes larmes.

     – Non, reniflai-je, non tu n'as pas à t'en vouloir.

     Je déglutis, affichant un sourire humide.

    – Je suis heureuse pour vous, affirmai-je en serrant ses mains dans les miennes. Raconte-moi plutôt ta soirée. Comment... Comment ça s'est passé pour toi ? Je veux tous les détails.

      D'abord un peu réticente, Marie-Morgane finit par tout me raconter, le regard rêveur. Un peu après que Cassius et moi nous soyons éloignés au pied du grand-mât, Marie-Morgane dansait toujours sur la piste, passant de bras en bras quand elle avait commencé à fatiguer. Murphy l'avait tout de suite remarqué et l'avait conduite à l'écart, lui proposant même un verre d'eau. Elle était presque aussi ivre que moi et tenait encore moins sur ses jambes avec son pied bot. Alors Murphy avait proposé de la raccompagner dans sa cabine, lui qui n'avait même pas touché au champagne.

     Dans la cabine, à demi assommée par l'alcool, Marie-Morgane avait fini par se déclarer, lui montrant même le collier de coquillage qu'elle préparait depuis des jours pour lui. En le découvrant, Murphy s'était complètement figé et Marie-Morgane avait brusquement décuvé.

     – Pour être honnête, j'étais persuadée qu'il allait s'enfuir, avoua-t-elle en repoussant une mèche brune derrière son oreille. Mais, au moment où j'allais lui dire de tout oublier, il m'a avoué avoir fabriqué un collier pour moi aussi. Tu te rends compte ? Il avait acheté le coquillage quelques instants à peine avant moi ! Ça fait des années qu'il m'aime mais il n'osait pas me le dire. Je suis si heureuse !

     Je souris. Au fond, j'étais sincèrement heureuse pour elle. Marie-Morgane méritait le bonheur et j'étais d'autant plus ravie d'apprendre que son amour de jeunesse s'avérait réciproque. Mais... à cet instant précis, je ne pus m'empêcher de ressentir une profonde jalousie qui me serra le cœur. Pourquoi elle et pas moi ? me questionnai-je fielleusement.

     Je soupirai, essayant de chasser toutes ces sombres pensées. Ma gorge se noua.

     – Je... hum... Je suis fatiguée, parvins-je à articuler.

     – Oh... Oui, dit-elle précipitamment.

     Son regard balaya la pièce encore une fois, mal à l'aise.

     – Tu... tu es sûre que ça va aller ?

     Je lui offris un pâle sourire. Pas sûre, aurais-je voulu répondre.

     – Ça ira, répondis-je à la place.

     Elle pinça les lèvres, pas vraiment convaincue mais, par égard pour moi sans doute, hocha la tête. En réalité, je voulais juste retrouver le silence. Je voulais disparaître rien qu'un instant. Ou toute l'éternité ? Je ne savais même plus quoi penser. Je ne me sentais pas la force de voir qui que ce soit. D'affronter leur regard à tous ou seulement le sien. Marie-Morgane dut le comprendre car elle me dit alors en se levant :

     – Je vais prévenir tes parents. Et je reviendrais t'apporter à manger.

     Merci, soupirai-je avec reconnaissance.

     Elle me jeta un dernier regard, inquiète, avant de s'en aller.

     Après son départ, je restai de longues minutes assise par terre au milieu du chaos de ma cabine. Et, une éternité plus tard, je me levai maladroitement, me traînant jusqu'à ma minuscule salle de bain. Je m'y fis couler un bain et n'attendis pas un instant avant de m'y plonger.

     Dans l'eau bouillante, je regardai mon corps, songeuse. Il me semblait encore sentir les doigts de Cassius le parcourir, ses lèvres sur ma peau. Il en avait laissé la marque. Je serrai les dents, les larmes me brûlant à nouveau les yeux et m'immergeai totalement.

     Pendant cette soirée j'avais voulu tout oublier. Et à présent, je me retrouvais la tête encore plus remplie de préoccupations diverses. J'étais épuisée...

     Humiliée et triste à mourir, j'en vins presque à prier Morbius de venir à moi abréger mes souffrances, aussi futiles furent-elles. 

De Vague et d'EcumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant